Le récit d'un monde

Lelfic

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23 Février 2012
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Midgard
Voilà, j'avais promis que pour le changement de map, je livrerais aux Midgardiens, et plus généralement aux r0xiens, une petite surprise de mon cru. Chose promise, chose presque dûe. Je livre à vos esprits avides la première partie de ce que je vous ais préparé. Il n'y a là que le début, faute d'y avoir travaillé pendant les vacances (ben oui, c'est les vacances quoi !) mais patience, la suite viendra.


Chapitre 1 : Les prémices

Cette histoire m’a été contée par mon grand-père alors que j’avais votre âge, comme je m’apprête à le faire pour vous aujourd’hui. Et je vous prie de croire que c’était il y a bien longtemps. Et comme beaucoup d’autres, cette histoire commence avec un homme peu ordinaire. Un homme dont le nom est tombé dans l’oubli, mais dont la légende se perpétue par-delà les siècles.

Planté à la proue de l’immense navire, notre protagoniste semblait aussi immobile qu’une statue tandis qu’il fixait de son regard intense l’horizon parsemé de nuages cotonneux. Il étudiait tout particulièrement le rivage qui se dessinait doucement dans le lointain, comme s’il cherchait à en percer les innombrables mystères de son seul regard. Beaucoup de temps avait passé depuis qu’il était monté sur cet imposant bâtiment, cette arche abritant tout ce qu’il restait de son monde d’origine.

Car cet homme, de même que tous ses compagnons de bord, étaient en quelque sorte des exilés, chassés de chez eux par un cataclysme sans pareille et cherchant une nouvelle terre d’accueil. Alors qu’ils vivaient en paix dans le monde qui était le leur, le ciel s’était soudain déchiré, crachant sur la terre tantôt des roches de feu, tantôt des déluges à noyer un poisson. La terre avait tremblé, les eaux avaient englouti les îles et envahi les continents, et les survivants de ce monde agonisant avaient embarqué sur leur arche dans l’espoir d’échapper à la furie des éléments. Et c’est ce qu’ils avaient fait.

Les avis divergent sur l’origine véritable de ces colons. Certains disent pragmatiquement que l’Arche les avait sauvés des eaux et les avait menés vers un nouveau rivage lorsque le niveau était redescendu. D’autres affirment mordicus que l’arche, après le cataclysme, avait franchit une barrière entre les dimensions pour leur permettre de trouver un nouveau monde doté de terres vivables.

Quoi qu’il en soit, ces colons, après un long et pénible voyage désespéré, apercevaient enfin une terre et l’espoir en eux renaissait. Notre jeune homme planté à la proue était le premier à avoir aperçu le rivage, mais d’autres marins d’infortune la virent à leur tour et poussèrent des exclamations de joie avant qu’il ait pu réagir. L’Arche se mit soudain à frémir d’une activité fébrile, tous ses occupants se massant sur le pont pour constater de leurs yeux la matérialisation de leurs espoirs.

Lorsque la quille de l’arche racla le fond sableux du rivage, une passerelle fut promptement sortie et beaucoup de ses occupant de précipitèrent à terre avec des cris d’euphorie, des gesticulations extatiques ou des larmes de joie. Plusieurs n’attendirent même pas que la passerelle soit en place et sautèrent à l’eau par-dessus le bastingage de l’immense embarcation et pataugèrent jusqu’à la plage de sable fin. Notre jeune homme était de ceux-là. Il s’avança vers la plage en courant lourdement dans l’eau qui lui arrivait à la taille puis remonta la pente douce en laissant de profondes empreintes dans le sable chauffé par soleil. Alors avec un rire d’enfant, il se laissa tomber sur le sable, les bras écartés. Quel bonheur de revoir enfin la terre ! Bien que cela ait été l’unique moyen pour lui et les siens de survivre au cataclysme, cette arche avait été comme une prison pour cet amoureux des grands espaces. Alors qu’il profitait de ce moment de joie extatique, il fut rejoint par une jeune femme qui lui tomba pratiquement dessus, enroulant ses bras autour de son cou et lui fouettant le visage de sa longue chevelure d’un roux flamboyant. Le jeune homme rendit son étreinte à sa compagne et l’embrassa fougueusement, tout à la joie de cette renaissance.

Passée la joie de leur arrivée en ces terres, les colons se mirent au travail, car il y avait beaucoup à faire. Il leur fallait explorer les environs afin de trouver un endroit où s’installer, récolter de la nourriture, monter le camp provisoire et des milliers d’autres petites choses nécessaires. Des éclaireurs partirent dans toutes les directions, par groupes de trois ou quatre afin d’explorer la région. Le groupe qui était partit le long de la côte vers le nord revint quelques heures plus tard, affirmant avoir trouvé l’endroit parfait pour servir de port d’attache à l’Arche. Comme les autres membres de la communauté purent s’en rendre compte, il s’agissait d’une immense grotte marine largement assez grande pour abriter le navire, et plus encore. Il fut donc décidé que cette grotte serait le point de départ de cette nouvelle vie dans ces contrées encore inexplorées.

Quelques temps plus tard, on put voir émerger du sol les fondations des premières maisons à l’endroit choisi pour ériger la première ville, à laquelle on avait donnée le nom de l’une des nombreuses villes dévastées par le cataclysme : Midgard.

Cet endroit n’avait pas été choisi au hasard, loin de là. On pouvait trouver toutes les ressources naturelles nécessaire sans avoir besoin de beaucoup s’éloigner et la terre était fertile et le gibier abondant. Un endroit presque parfait, mais les nouveaux Midgardiens devaient vite déchanter car il y avait un revers à la médaille. Et ce fut notre jeune rouquine qui fut la première en aviser alors quelle était partie chasser.

Traquant sont gibier à travers la plaine, elle était embusquée dans une ravine serpentant entre deux collines et guettait sa proie qu’elle savait se trouver non loin de là, derrière la déclivité du terrain. Contrairement à son compagnon qui était un davantage un homme de l’esprit, elle était une chasseuse d’exception et n’avait pas grand-chose à envier aux meilleurs guerriers de son peuple. Sans le moindre bruit, elle progressa doucement au fond de la ravine, mesurant soigneusement ses pas, prête à bander à tout moment son arc où était encochée une flèche. Le gros gibier était plutôt rare aux abords de Midgard depuis que les colons s’étaient installés dans la région, et elle ne voulait pas rater cet animal presque aussi gros qu’un petit cheval.

Suivant un tournant, elle aperçu enfin sa proie qui broutait paisiblement au pied de la colline, un peu en contrebas. Elle avait fait un grand détour pour pouvoir approcher contre le vent, et sa patience était enfin récompensée. L’animal était à portée de flèche, et mieux encore, considérant son habileté à l’arc, elle ne pouvait pas le manquer à cette distance. Avec des gestes fluides et mesurés, qui auraient parus mous pour un profane, elle se redressa et amena lentement à sa joue la corde de son arc, l’index calé sous le côté droit de sa mâchoire. Il ne lui faudrait que quelques secondes pour ajuster son tir, attendre une accalmie de la brise légère qui caressait les herbes hautes et lâcher la corde. Elle inspira profondément, bloqua ses poumons et relâcha la tension dans les doigts qui maintenaient la corde tout en ramenant sa main droite vers l’arrière. Mais le projectile ne trouva jamais le chemin de sa cible.

Au moment précis où la flèche quittait l’arc, quelque chose d’énorme tomba du ciel précisément sur le gibier, provoquant une bourrasque impressionnante qui dévia le projectile et fit tomber la jeune femme à la renverse. Lorsqu’elle se releva, elle eut du mal à en croire ses yeux et dut se faire violence pour ne pas fuir à toutes jambes. C’était une grande créature à la peau écailleuse et dotée de grandes ailes membraneuses. Quatre fois plus gros qu’un cheval de belle taille, le monstre avait une gueule munie de crocs acérés suffisamment grande pour gober un homme tout entier d’une seule bouchée, quatre pattes solides et musclées terminées de griffes longues comme l’avant-bras de la jeune femme. Des pics noirs couraient le long de la colonne vertébrale de la créature, depuis la base de sa tête jusqu’au bout de sa queue hérissée de pointes, et faisaient un saisissant contrepoint sombre à la teinte presque dorée des écailles sur son flanc et son ventre.

La jeune femme n’en revenait pas d’avoir devant les yeux un authentique dragon, ces créatures de légende dont l’existence même éveillait jusqu’alors le scepticisme. Et il la regardait. Le dragon avait tourné la tête vers elle et, parfaitement immobile, il fixait sur elle deux yeux jaunes barrés d’une pupille verticale, d’une intensité à nulle autre pareille. Incapable de bouger un muscle, le souffle coupé de stupéfaction, la jeune femme avait l’impression de se noyer dans ces lacs d’or liquide, comme aspirée vers leur centre plus noir que la nuit, et elle se trouvait en équilibre entre l’émerveillement et la terreur.

Le dragon referma ses pattes antérieurs sur l’animal qu’il venait de tuer puis, détournant son regard hypnotique de l’humaine, il étendit ses ailes comme des voiles. D’un seul battement soutenant un bond puissant, il s’arracha à la terre et, avec une grâce aérienne, gagna rapidement les cieux, emportant avec lui son repas du jour.
Revenue au village encore en construction, la jeune chasseuse s’empressa de raconter l’incroyable rencontre, avec tant d’enthousiasme et d’excitation rétrospective que la frayeur de sa vie était presque passée pour une peccadille. Elle raconta brièvement la traque qui l’avait menée jusqu’à ces plaines, puis l’arrivée soudaine de ce maître des cieux sur le plancher des vaches. Elle décrivit par le menu l’incroyable créature, sa puissance et sa majesté, la couleur unique de ses écailles, ses grandes ailes capables de le soulever de terre et de l’emporter parmi les nuées. Elle n’oublia pas, cependant, de mentionner les crocs et les griffes du prédateur, la façon dont il avait fondu sur sa proie aussi soudainement que la foudre s’abattant sur arbre sans défense.

Beaucoup de villageois refusèrent de la croire. Les dragons étaient des créatures de légende et n’avaient jamais existé. D’autres se montrèrent sceptiques sans pour autant rejeter en bloc cette possibilité, tandis que quelques-uns restèrent pendus à ses lèvres et réclamèrent davantage de détails, partagés entre l’excitation d’une incroyable découverte et la frayeur que leur inspirait la perspective de devoir peut-être cohabiter avec cette créature. Tous les habitants du nouveau village avaient cessé leur travail de construction ou d’aménagement pour prêter l’oreille au récit de la chasseuse et la place était en effervescence. Le compagnon de la jeune femme avait écouté avec une excitation croissante, fouillant déjà dans sa mémoire à la recherche de tout ce qu’il pouvait avoir lu ou entendu concernant ces créatures de mythiques, et elle devinait qu’il ne tarderait pas à poursuivre ses recherches dans les quelques livres que les exilés avaient put emporter.

Parmi les membres les plus sceptiques de l’assemblée improvisée se trouvait Lokhvir, un homme têtu et fervent loyal à ses traditions ancestrales selon le jeune protagoniste de notre histoire, et un vieux grincheux fanatique réfractaire à toute forme de nouveauté selon un bonne partie des habitants du village. Il avait toujours protesté contre l’idée de l’Arche et la qualifiait d’hérésie, insistant sur le fait que les cataclysmes annoncés épargneraient les méritants et les vertueux. Mais il s’était pourtant bien hâté d’embarquer lorsque son jardin fut inondé par l’océan et sa maison bombardée de météores. Lokhvir avait écouté le récit de la chasseuse en affichant une mine encore plus renfrognée qu’à l’accoutumée. Puis n’en pouvant plus, il lui coupa la parole :

- Que cessent ces inepties ! Une telle créature ne peut pas exister. Tu nous racontes des histoires à dormir debout pour ne pas avouer, honteuse, que tu es rentrée bredouille, après avoir battu la campagne sans apporter la moindre contribution au village. Et même en imaginant qu’une telle horreur puisse être réelle, ce ne peut être qu’une créature diabolique, car aucun être de notre monde ne pourrait être aussi puissant sans frayer avec les démons.

Sur cet éclat, le vieil homme s’éloigna d’un pas rapide, fulminant comme sous le coup d’une injure personnelle, sans laisser à la jeune femme l’occasion de se défendre. De toute façon, elle n’en éprouva pas le besoin. Les radotages illuminés de ce vieux fou lui inspiraient autant de mépris qu’elle en inspirait au vieil homme. Toutefois, l’enthousiasme de chacun fut quelque peu douché par cette interruption, et tous retournèrent à leurs travaux. Ils avaient une ville à bâtir et des terres inconnues à dompter.

Le sujet ne fut de nouveau abordé que le lendemain, lors de la réunion hebdomadaire. On demanda à la jeune femme, convoquée pour l’occasion, de raconter à nouveau son histoire, mais avec plus de recul et de pragmatisme que la veille. Alors elle raconta à nouveau son départ pour la chasse afin de ramener de la viande au village, son approche du gibier, l’arrivée plus que soudaine du dragon tombant des cieux, le décrivant le plus précisément possible. Lokhvir, qui assistait aussi à la réunion, ne manqua pas de manifester son agacement par de bruyants soupirs et de marmonner dans sa barbe suffisamment distinctement pour que tout le monde comprenne la teneur de ses propos désobligeants. Et lorsque l’un des doyens de l’assemblée lui intima le silence pour permettre à la jeune femme de terminer son récit, il se mura dans un silence de rage contenue et entreprit de la fusiller du regard comme si la réprimande venait d’elle.

- Es-tu certaine de ne pas avoir été abusée par la fatigue, l’agacement ou la lumière déclinante ? Lui demanda calmement l’un des hommes lorsqu’elle se tut.

Elle confirma bien entendu son récit, et celui-ci n’ajouta rien, visiblement plongé dans une profonde réflexion. Alors notre jeune homme prit la parole, et tout le monde l’écouta. Avide de savoir et curieux de tout, il était considéré comme un érudit dans cette communauté malgré son jeune âge, autant pour l’étendue de son savoir quasi-encyclopédique que pour la justesse de ses raisonnements.

- Ne perdons pas de vue que nous venons de débarquer dans un monde dont nous ne connaissons rien et dont nous avons tout à découvrir. Ne rejetez pas une idée parce qu’elle vous semble saugrenue, car ce qui était impensable là d’où nous venons n’a peut-être rien d’absurde ici. Et inversement, il est possible que ce que nous considérions comme allant de soit jusqu’alors soit devenu aussi tangible qu’un simple rêve. En prenant pied dans ce monde nouveau, nous sommes également entrés dans une nouvelle ère avec des règles peut-être radicalement différentes de celles que nous connaissions. Il nous faudra donc observer et apprendre, sans nous imposer les limites inhérentes à notre ancienne vie. Car cette vie d’autrefois, que cela nous plaise ou non, nous l’avons laissée derrière nous, de même que les repères qui allaient avec. Notre expérience collective nous aidera à ne pas reproduire les erreurs du passé, mais elle ne doit pas non plus nous conduire à en commettre de nouvelles. C’est ici un monde nouveau, qu’il nous faut regarder avec un œil neuf, empli de possibilités infinies. Alors si ma femme affirme avoir vu un véritable dragon, je la crois sans conditions, tout comme j’aurais cru mon voisin ou n’importe lequel d’entre vous.

La jeune femme prit la main de son compagnon avec tendresse, comme pour le remercier d’avoir volé à son secours.

- Ridicule ! Eructa Lokhvir. Ce n’est…

Mais la jeune chasseresse tourna brusquement la tête et lui jeta un regard d’acier qui lui cloua le bec. Il en resta coi, s’étranglant presque avec la syllabe qu’il n’avait pas pu prononcer.

- Quoi qu’il en soit, dit un autre, nous ne pouvons rien faire en l’état actuel des choses. Nous ne pouvons qu’attendre de voir et nous occuper du plus urgent et de ce qui est à notre portée. Ce qui nous amène à l’ordre du jour. Certains villageois ont aperçu d’étranges créatures rôder aux alentours à la nuit tombée. Nous ne savons pas encore si elles sont hostiles ou non, mais certains préconisent de dresser des défenses avant de l’apprendre à nos dépends.

Chapitre 2 à venir...​
 

Lelfic

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Chapitre 2 : Hostilités

La nuit qui était tombée depuis quelques heures sur le village en construction s’annonçait pourtant calme mais notre jeune homme et sa compagne furent réveillés en sursaut par un bruit sourd. Après un instant, ils se vêtirent en hâte et sortirent voir ce qui se passait, à l’instar de plusieurs autres habitants du village.

- Que s’est-il passé ? Interrogea le jeune érudit à la cantonade.
- Il y a eu une explosion.
- Des blessés ?

L’homme qui lui avait répondu hocha sombrement la tête et porta son regard un peu plus loin, le long d’une rue pas complètement dessinée. L’érudit suivit cette direction d’un pas rapide et entendit bientôt les pleurs hystériques qui perçaient le silence de la nuit. Plusieurs personnes étaient attroupées autour d’une maison dont un mur avait en partie disparu, des traces de brûlure demeurant autour du trou. Des gouttes de rouge sombre, sale, parsemaient le sol et les buissons alentours et traçaient de macabres traînées sur les restes du mur. D’autres personnes s’efforçaient de soutenir une femme couverte de sang. C’était elle qui pleurait.

Le jeune homme interrogea quelqu’un à voix basse :

- Goerolf est mort, chuchota tristement son interlocuteur. Il n’en reste rien, à part quelques morceaux de vêtements brûlés et du sang. Et Adine, sa femme, a tout vu, mais je ne crois pas qu’elle puisse nous raconter grand-chose. C’est à peine si elle arrive à aspirer un peu d’air entre deux sanglots.

Le jeune homme fut bouleversé par ces trois mots, « Goerolf est mort ». Mort ? Juste comme ça ? Partit au cœur de la nuit sans raison ? Ces gens avaient survécu à la fin d’un monde. Ils avaient tout laissé derrière eux, leur vie, leurs repères et leurs croyances, pour tout miser sur la survie. Et voilà qu’à peine arrivés dans ce nouveau monde, deux vies étaient détruites ! Il se souvenait de Goerolf et Adine, qui s’étaient occupés durant tout le voyage des quelques moutons qu’on avait put embarquer sur l’arche. C’étaient des gens aimables qui aimaient les choses simples de la vie. Goerolf avait une façon de parler plutôt amusante, prononçant certaines voyelles de travers, et Adine avait toujours une tarte chaude sous la main qu’elle partageait volontiers avec un sourire bienveillant.

Alors qu’il s’était figé, horrifié par ce macabre spectacle, une boule dans la gorge, la chasseresse s’approcha doucement, lui prit la main et se serra contre lui. Il la regarda, un peu hébété, et dans ce triste moment, fut enivré par la douce odeur de ses cheveux cuivrés, réconforté par la douceur de cette main dans la sienne. Puis son cœur manqua un battement et ses jambes refusèrent de le porter plus longtemps alors que lui vint à l’esprit l’idée terrifiante, inacceptable, inimaginable, que ça aurait put être elle.

Alors qu’il était assis par terre, sans se souvenir d’avoir franchit les étapes intermédiaire depuis la position debout, il se rendit compte que sa compagne le secouait en lui demandant vivement ce qu’il lui arrivait. Mais il ne l’entendait pas vraiment. Il regardait, comme dans un état second, sans réagir, ce beau et doux visage penché vers lui et marqué par l’inquiétude. Au cœur de la nuit obscure, la lueur des torches donnait vie au feu liquide de ses cheveux qui cascadaient sur ses épaules et coulaient de chaque côté de ses joues légèrement rosies par la fraicheur nocturne. Il s’accrocha à cette image comme à une bouée de sauvetage, refusant de la lâcher, craignant qu’elle ne disparaisse comme un rêve éphémère s’il détournait simplement le regard. La vie était une chose merveilleuse, mais ridiculement fragile, que l’on pouvait perdre en un clin d’œil et alors on disparaissait, juste comme ça. Comme Goerolf.

Bien que chagrinée par ce drame, la jeune femme en avait vu d’autres dans sa vie de chasseresse et occasionnellement de guerrière. Elle prit son compagnon sous le bras et le força à se relever tandis qu’il s’agrippait solidement à elle.

- Il est sacrément secoué, murmura la jeune femme à l’homme qui avait annoncé la terrible nouvelle. Je le ramène à la maison.

L’homme, qui se nommait Baldor, n’était pas vraiment surpris par cette réaction. Le jeune érudit disposait d’une somme impressionnante de connaissances théoriques et d’une perspicacité rare, mais il était également affligé d’une certaine candeur qui le déconnectait, dans une certaine mesure, des rudesses de la vie. Il n’avait jamais encore été confronté à la mort, et Baldor devinait que le jeune homme en sortirait changé à tout jamais.

Le lendemain, il s’éveilla peu avant midi d’une nuit longue et agitée de cauchemars. Il eu quelques instants d’inquiétude en constatant que sa compagne n’était pas auprès de lui, craignant d’être encore dans un songe horrifique ou que l’un d’eux ne se soit réalisé. Mais il fut rasséréné en entendant le craquement d’une planche sous son pas souple dans la pièce d’à côté. Il resta allongé et regarda sans le voir le plafond de la chambre. Goerolf était mort.

Et qu’allait faire Adine à présent ? Trouverait-elle la force de continuer à vivre sans son mari ? Et lui ? Que ferait-il s’il perdait sa compagne ? La douleur qui lui tordait les entrailles à la seule évocation de cette terrible hypothèse laissait à penser que son cœur s’arrêterait net dans sa poitrine s’il devait un jour apprendre cette nouvelle. Mais il fallait rester lucide, même avec toute l’imagination et l’introspection du monde, il était impossible pour quiconque de prévoir sa réaction dans une telle situation.

Le jeune homme se secoua, autant physiquement que mentalement, et sortit du lit. Une fois vêtu, il rejoignit sa compagne et sans un mot, la prit dans ses bras pour la serrer longuement contre lui. Elle lui rendit son étreinte. Ils n’avaient pas besoin de parler, ni l’un ni l’autre, cela aurait été superflu, voire saugrenu. Puis il déposa un baiser sur ses lèvres et sortit d’un pas décidé.

Alors qu’il traversait le village en direction du lieu du drame, il fut interpellé en chemin par Baldor.

- Est-ce que ça va ? Tu avais l’air sacrément mal hier.
Le jeune homme se contenta de hocher la tête sans un mot.
- Comment va Adine ? Demanda-t-il.
- Pas bien. Elle a trois fractures et elle est gravement brûlée du côté gauche.
- J’allais l’examiner justement. Et sans parler de ses blessures, elle…
- Cette nuit, elle a vu son mari être réduit en morceaux, au sens propre. Comment veux-tu qu’elle aille ?
- Excuse-moi. Tu as raison. Peux-tu m’aider ? Il faudrait demander à Farden s’il peut me fournir un peu d’Armoise et d’Angépine, ainsi que des graines de cacao. Et j’aurais besoin d’utiliser ton four.

Baldor hocha la tête et se dirigea d’un pas pressé dans la direction opposée à celle où allait le jeune homme. Celui-ci passa chez un de ses voisins, à qui il emprunta quelques bouteilles vides. Il passa les heures suivantes dans l’atelier de Baldor, un foulard sur le visage, à chauffer, distiller, refroidir, mélanger, jusqu’à en ressortir avec trois flacons d’un liquide un peu rose.

Lorsqu’il entra dans la maison où on avait transporté la blessée, deux personnes se trouvaient là à la veiller et levèrent sur lui leur regard triste et fatigué. Dans le lit, la pauvre femme s’agitait dans un demi-sommeil entaché de douleur et gémissait des marmonnements paniqués incompréhensibles.

Le jeune homme s’agenouilla près du lit, déboucha l’un des flacons et fit glisser quelques gouttes de son contenu dans la bouche de la suppliciée. Les fractures étaient handicapantes mais les blessures par brûlure étaient beaucoup plus difficiles à endurer car elles infligeaient une douleur sans pareille et sans jamais laisser un instant de répit. Ces calmants puissants ne seraient pas du luxe. Hélas, la plupart des plantes de ce monde étaient inconnues au jeune érudit et les réserves qui avaient voyagé avec eux s’épuiseraient vite. Il déposa les flacons sur la table de chevet et examina soigneusement les meurtrissures. Les fractures avaient été correctement réduites et les attelles posées proprement, mais les brûlures posaient un vrai problème.

- Donnez-lui une nouvelle dose toutes les heures. Mais pas plus de deux gouttes surtout, sans quoi cela lui ferait plus de mal que de bien. Et faites-moi appeler lorsqu’elle se réveillera.

Après cette courte visite, le jeune homme se rendit enfin à la maison éventrée de Goerolf et Adine. Il ralentit le pas en arrivant proximité et entreprit d’examiner les lieux. Le mur de la maison, de même que le sol, portait des traces évidentes de brûlure, et des nombreux débris parsemaient la pièce à vivre qui se trouvait de l’autre côté. Goerolf avait, selon toute vraisemblance, été tué par une explosion, et c’est le bruit de la détonation qui avait tiré du lit la majeure partie du voisinage. Le jeune homme approcha prudemment du mur, faisant bien attention à où il posait les pieds, et l’examina de plus près. Il fut prit d’une vague nausée en voyant le sang séché qui avait éclaboussé un peu partout. L’explosion devait avoir été violente pour pulvériser un être humain de la sorte, mais les dégâts restaient localisés. Sur le mur, son attention fut attirée par une trace différente des marques de brûlure sur le bois, ressemblant davantage un résidu de poudre grisâtre. Il ramassa un peu de cette matière du bout d’un index et la renifla. Caché au milieu de l’odeur du bois brûlé et du sang subsistait un relent de souffre.

Un examen des alentours révéla deux séries d’empruntes dans la terre meuble, celles de Goerolf et celles, plus petites, d’Adine. Les empruntes de Goerolf étaient très espacées et profondes aux extrémités, indiquant qu’il courrait à fond de train. Les deux pistes se dirigeraient vers le terrain calciné. Mais de l’autre côté du point focal de l’explosion, une autre piste venait, ou partait, de l’extérieur du village. Des empruntes étranges que le jeune homme n’avait jamais vue. De forme ronde, les empruntes étaient trop nombreuses pour n’appartenir qu’à une personne, mais également trop régulières pour constituer deux pistes superposées. Cela ressemblait plutôt qu’à la démarche qu’un quadrupède, et pourtant ce n’était pas tout-à-fait cela non plus.


Revenu chez Baldor, l’érudit trouva réunis dans le salon inachevé les membres du conseil improvisé du village. Il y avait là Baldor lui-même ainsi que sa femme, Farden l’épicier, Herild la fille du vieux meunier (qui n’avait pas de moulin) ainsi que Svir qui avait pris sur lui d’organiser les travaux de culture. Quelques autres étaient là également, et le regard du jeune homme tomba sur sa compagne occupée à fusiller Lokhvir du regard tandis que celui-ci déblatérait un discours enflammé.

Baldor interpella l’érudit à son arrivée et lui demanda des nouvelles, coupant la parole à Lokhvir.

- Adine est au plus mal, commenta sombrement le jeune homme. Ses brûlures sont graves et les moyens à notre disposition pour la soigner sont très médiocres. Je lui ai donné une décoction pour calmer la douleur, mais ça ne durera pas. J’espère pouvoir lui parler assez longtemps pour apprendre ce qui s’est passé cette nuit mais il y a…
- Je me tue à vous expliquer depuis tout-à-l’heure que c’est l’œuvre du Creeper ! Le coupa Lokhvir. Il est venu et il a emporté Goerolf.
Le jeune homme en resta abasourdit un instant.
- Le Creeper n’est qu’une légende, il n’existe pas, rétorqua Baldor d’un ton las. C’est un conte que l’on racontait aux enfants turbulents.
- Et une des plus obscures qui soient, approuva Svir.

Cette hypothèse semblait saugrenue, mais si les dragons existaient bel et bien, alors la piste du Creeper était à examiner. L’érudit se mura dans le silence, oubliant le débat véhément qui faisait rage autour de lui, tandis qu’il fouillait dans sa mémoire à la recherche de tout ce qu’il pouvait savoir à ce sujet. La chasseresse, assise à l’autre bout de la pièce, le connaissait si bien qu’elle pouvait presque entendre les rouages de l’esprit de son compagnon cliqueter avec frénésie. Elle pouvait deviner ce qui allait se passer ensuite : il laissait les autres s’agiter en vain et brasser de l’air tandis que lui-même préférait réfléchir posément et efficacement avant de s’avancer. Puis il exposerait son point de vue, et il clorait le débat car il serait dicté par la logique et le bon sens. Toutefois, tandis qu’elle s’amusait de voir ce processus se mettre en marche, elle eut la surprise de voir certaines personnes de l’assemblée rallier la théorie de Lokhvir.

- Goerolf a toujours rejeté les dieux, disait-il. Il prétendait commander lui-même sa destinée et que les dieux n’avaient pas voix au chapitre. C’est une hérésie, nous le savons bien, car les dieux voient tout et peuvent tout. Et bien la voilà maintenant sa destinée. Quand ont tourne le dos aux dieux et à la foi, on ouvre notre âme aux esprits du monde souterrain. Par son refus de la foi envers les dieux, Goerolf s’est égaré sur le chemin du mal et le Creeper est venu le chercher.
- Silence Lokhvir ! Tonna Farden. Montre un peu de respect pour notre ami défunt !

Lokhvir se renfrogna et un silence pesant s’installa dans la pièce tandis que les deux hommes se défiaient du regard. Les secondes s’étirèrent et semblaient attendre un dénouement brutal imminent. Mais le jeune érudit, qui n’avait rien remarqué de cet échange plus que houleux, brisa le silence.

- Cela ne colle pas, affirma-t-il.
- Pardon ? Demanda Herild.
- Je réfléchissais, précisa le jeune homme en revenant dans le présent. Il n’existe à ma connaissance qu’une seule légende mentionnant le Creeper et plusieurs choses ne correspondent pas. La légende raconte que le Creeper est un être éthéré qui viendrait dans notre monde pour prendre l’âme des humains ayant vendu leur âme aux esprits du monde souterrain et déçu leurs maîtres maléfiques. Le Creeper viendrait les visiter dans leur sommeil et voler leur âme, la remplaçant par tant de négation que leur corps exploserait. C’est bien ça Lokhvir ?

Le vieil homme ne répondit pas, ce qui signifiait qu’il ne trouvait rien à redire à cette version. Alors l’érudit poursuivit.

- Considérant les traces de brûlure et la façon dont le mur a été détruit, avec tous les débris projetés à l’intérieur de la maison, il est évident que l’explosion a eu lieu à l’extérieur de la maison, Goerolf ne dormait donc pas. De plus, j’ai trouvé des traces de souffre dans les décombres, et des empruntes de pas autour de la maison. Il y avait les empruntes de Goerolf et Adine, confirmant qu’ils ne dormaient pas, mais également une autre série d’empruntes, appartenant à une, ou plusieurs, créature que je ne connais pas.
- Ce sont les empruntes du Creeper ! S’exclama Lokhvir, sautant sur une occasion de renforcer sa position.
- Pourtant, rétorqua calmement le jeune homme sans s’offusquer de s’être fait couper la parole, la légende raconte que le Creeper est un être éthéré, il ne peut donc pas laisser d’empruntes puisqu’il n’a pas de prise sur le monde physique. Je pense que les empruntes proviennent de l’une des créatures peuplant cette partie du monde, mais pour ce qui est de l’explosion, je ne sais pas encore. Adine nous en apprendra davantage si elle se remet suffisamment pour être questionnée.
- Et moi je vous répète que c’était le Creeper ! Rugit Lokhvir. Goerolf a refusé de servir les dieux et s’est vendu aux esprits du monde souterrain. Il a eu ce qu’il méritait pour avoir traité avec le mal.

Il allait trop loin. Même les rares personnes qui avaient soutenu sa théorie du Creeper semblaient outrées par ces propos rageurs. Il avait à peine terminé sa phrase qu’une main lancée à pleine vitesse lui percuta le visage et le fit tomber à la renverse. A l’autre bout du bras, Herild, des larmes dans les yeux, était raide comme un piquet. Le meunier et sa fille étaient de longue date des amis de Goerolf et Adine, et c’était plus qu’elle ne pouvait en supporter.

- Hors d’ici ! Ordonna-t-elle.

Et sa voix tremblait de fureur contenue.

- Comment oses-tu, femme ! S’indigna Lokhvir. J’ai comme chacun le droit de m’exprimer lors du conseil alors tu ne…
- Tu viens de perdre ce droit, Lokhvir, annonça Baldor d’une voix glaciale. Et si tu ne sors pas de chez moi immédiatement, je t’en chasserais comme le chien galeux que tu es.

La menace était claire et ce n’étaient pas des paroles en l’air. Le vieil homme parcouru l’assistance du regard pour tenter d’y trouver du soutient auprès de ses partisans de la première heure, mais la plupart semblaient soudain trop passionnés par l’examen d’une poutre ou d’un détail de l’ameublement pour remarquer sa situation embarrassante. Plusieurs personnes de l’assemblée le regardaient clairement avec hostilité. Même le jeune érudit, qui avait toujours été enclin à l’indulgence, semblait le voir pour la première fois et avait l’air de ne pas en croire ses yeux. N’ayant pas d’autre choix, Lokhvir se remit péniblement sur ses jambes et se dirigea vers la sortie, non sans une dernière tentative pour avoir le dernier mot :

- Vous n’êtes qu’une bande d’imbéciles ! Le Creeper vous aura tous.
 

Cyberbaudou

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moi j'dis, c'est Dex qui a utilisé une commande pour faire spawner un creeper et tuer Goerolf! x)
 

valanqyry

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nempeche dans notre monde a nous les creepers ils sont tout sauf ethere xd
ils ont la meche un peu courte je trouve :p
 

Lelfic

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Midgard
Chapitre 3 : Inimitié

La conclusion du conseil improvisé fut mise en application sans tarder. Les Midgardiens qui avaient déjà terminé leur demeure, ou n’en étaient pas loin, participèrent donc activement à l’établissement des défenses de la ville.

Le jeune érudit avait rappelé à l’intention de tous, durant cette réunion, que ce territoire leur était inconnu, et plus encore les créatures qui y vivaient. Si certaines étaient inoffensives et faisaient de très bon animaux d’élevage, il était fort probable que d’autres soient dangereuses, car partout où il y a des proies, il y a aussi des prédateurs. Il fut donc décidé d’un avis général, que l’on bâtirait des défenses sommaires en attendant d’en savoir plus, afin d’empêcher tout animal potentiellement dangereux de pénétrer dans la ville. Les discutions sur le comment aboutirent à la construction d’une palissade, qui serait bien suffisante dans cette tâche puisqu’il ne s’agissait pas de tenir un siège mais de garder à distance les bêtes sauvages. Il était bien entendu que ce serait dérisoire face à un dragon, mais cette vague menace ne pesait pas lourd face aux implications des derniers évènements, d’autant qu’il n’y avait pas grand-chose à faire pour se protéger d’un dragon, sinon éviter de l’énerver.

Nos deux jeunes gens n’avaient pas encore terminé de bâtir leur maison à laquelle il manquait un mur et une bonne partie du toit. Mais leur demeure étant toutefois habitable, ils se joignirent aux efforts de construction de la palissade. L’érudit s’y attela avec une ardeur surprenante, ce qui lui ressemblait bien peu car qu’il n’avait jamais eu de grande affinité pour le travail manuel. Sa compagne n’en revenait pas de le voir, dès les premières lueurs de l’aube, retirer sa chemine et attraper une hache pour s’échiner jusqu’au crépuscule. Lorsqu’il abattait un arbre et le dépouillait de ses branches, ses coups de hache avaient une vigueur que ne laissaient pas supposer ses bras minces et peu habitués à manier la pelle et le marteau.

Cette énergie nouvelle, déployée dans un travail dont il était si peu coutumier apparaissait un peu étrange aux yeux de la jeune femme, et aussi étrangement… séduisante. Elle découvrait une nouvelle facette de son compagnon, dont lui-même n’avait probablement pas conscience, et elle trouvait cela délicieux. Mais elle voyait aussi autre chose de nouveau, et qui l’inquiétait un peu. Dans ces vigoureux coups de hache portés au bois de toute sa force, derrière l’expression fermée de ce visage figé de concentration, une rage sourde bouillait sous une chape de détermination. Cette colère donnait de la force à son bras et le poussait à en user du matin au soir dans l’espoir de la laisser s’échapper par l’intermédiaire de son outil.

Le soir, lorsqu’il revenait prendre sa place auprès de sa compagne, rompu par une longue journée de labeur, il s’endormait comme une masse aussitôt le dîner avalé. La jeune femme, plus habitée à modérer ses efforts pour faire durer son efficacité optimale, le regardait sombrer chaque soir, s’inquiétant de ce qui pouvait se passer dans son esprit. Elle le soupçonnait de s’épuiser ainsi à la tâche pour s’épargner des songes bien peu reposants une fois le sommeil venu.

Les efforts du jeune homme, qui ne se ménageait pas, et de Baldor qui était un véritable colosse, se combinaient à ceux des autres villageois et le travail avança vite. La palissade serait terminée en quelques jours et Midgard pourrait à nouveau dormir tranquille, autant que cela serait possible.

Le lendemain du début des travaux, un homme nommé Heirald vint trouver Baldor sur le chantier et l’interrompit dans son travail.

- Regarde ça, Baldor ! Qu’est-ce que tu en dis ?

Baldor prit le morceau de roche que lui tendait fièrement Heirald et l’examina un long moment, le tournant et le retournant entre ses mains.

- Montre-moi d’où il vient, finit par dire le colosse, oubliant complètement son tronc d’arbre en cours d’élagage.

Alors que les deux hommes s’éloignaient du chantier, le jeune érudit, toujours curieux, les suivit. Il semblait que l’affaire ait une certaine importance pour pousser Baldor à tout laisser tomber avant d’avoir terminé sa tâche en cours, contrairement à son habitude. Heirald les mena à l’écart des habitations, à l’endroit où l’on avait prélevé de la pierre servant aux constructions. La carrière n’était pas bien profonde, ni très étendue, car les maisons étaient surtout faites de bois. Farden répétait tout le temps que rien ne valait de bons vieux madriers bien solides. L’échantillon venait du fond de la cuvette où la paroi présentait des traces plus claires incrustées dans la roche.

- Du fer ! Annonça Baldor avec enthousiasme. Voilà qui va beaucoup nous faciliter la vie. Les outils que nous avions emporté n’ont pas vraiment aimé le voyage en mer et commencent à fatiguer. Avec ce minerai, nous allons pouvoir en fabriquer de nouveaux.

Depuis ce jour, Baldor laissa tomber la rabote de menuisier et reprit le marteau de forgeron, ce qui était son métier avant l’exode. Tandis qu’une partie du village mettait la dernière main à la palissade, une autre équipe arrachait à la terre le précieux minerai à grands coups de pioche. Un troisième groupe plus petit se chargeait de transporter toute cette matière première au fourneau et de la fondre pour séparer le métal de la roche. Les lingots obtenus étaient alors envoyés à Baldor et ses apprentis dont la forge n’avait plus l’occasion de refroidir. Malgré la charge importante de travail, le forgeron semblait aux anges et œuvrait avec entrain, comme si toute chose était enfin revenue à sa place.

Malgré la cause malheureuse de toute cette agitation, le village semblait entré dans une sorte de vivante effervescence. L’air résonnait du bruit des coups de hache, accompagné par le contre-point clair du marteau de Baldor sur l’enclume. Tout le monde allait et venait en s’affairant à la tâche dont il s’occupait, créant une sorte de chorégraphie de la vie. Après des débuts timides lors de l’installation, Midgard revenait enfin à la vie.

De temps en temps, je jeune érudit passait rendre visite à Adine, pour s’assurer de l’évolution de son état, ajuster le traitement en conséquence et rappeler ses consignes aux personnes qui la veillaient. Le plus souvent, il trouvait là Herild, la fille du meunier, veillant sur la vieille femme qui l’avait mise au monde et faite sauter sur ses genoux dans ses plus jeunes années. Adine avait été pour la jeune femme une mère de substitution, sa génitrice n’ayant pas survécu longtemps à son accouchement.

En attendant l’achèvement de la palissade, une clôture de fortune avait été érigée autour du village, et des sentinelles montaient la garde toute la journée, et plus encore toute la nuit. Le jeune érudit s’en serai porté volontaire si sa compagne ne l’avait pas forcé à rentrer se reposer à la fin de chaque journée passée à équarrir des troncs. Sa façon de dépenser son énergie à s’en épuiser littéralement l’inquiétait, elle le trouvait nerveux, presque fébrile, comme s’il redoutait quelque chose.

Mais les jours passèrent, le travail avança bien et la palissade fut achevée, chacun se félicitant du travail accomplit avant d’en retourner aux tâches restantes. Lorsque le jeune érudit rentra chez lui ce soir-là, il semblait plus calme, moins oppressé, et il s’endormit, la tête posée sur la table, avant même d’avoir terminé son repas.

Le lendemain, alors qu’il avait repris le travail en compagnie de la jeune chasseuse pour terminer leur maison, Herild vint le trouver en milieu de matinée, ayant manifestement couru tout du long. Elle parvint, entre deux grandes goulées d’air, à expliquer qu’Adine s’était réveillée, mais qu’il y avait un problème. Elle n’eut pas le temps de s’expliquer que le jeune érudit avait lâché son marteau et accourait en direction de la maison où on l’avait installée, qui se trouvait être celle d’Herild.

Arrivé sur place, prit soin de se maîtriser suffisamment pour ouvrir la porte sans brusquerie, pour ne pas risquer d’aggraver l’état de la convalescente par une entrée en trombe. Une autre femme du village était présente, debout devant le lit, et regardait la scène avec un air presque paniqué, sans savoir que faire. Adine gisait sur la couche, sans couvertures pour lui épargner tout contact avec ses brûlures, et près d’elle, assis sur une chaise, Lokhvir lui parlait d’un ton doux et réconfortant. Le jeune homme s’en étonna et se dit qu’il n’était finalement pas aussi borné et rigide qu’il le laissait croire.

Mais alors qu’il l’entendait parler, presque murmurer, il finit par avoir suffisamment d’éléments, une demi-phrase, pour comprendre le sens de ses propos, et cela lui fit l’effet d’un glaçon lui tombant au fond de l’estomac avant d’exploser en une brûlante vague de colère.

- … avait l’habitude de sortir en pleine nuit, et il ne fait plus de doute maintenant que c’était pour aller retrouver un sombre maître. Peut-être que sa tâche était trop dure ou qu’il a simplement renoncé, toujours est-il qu’il a été puni comme il se devait, car le mal ne peut être pardonné, tu comprends. Il avait choisi son funeste destin, et tu dois prendre conscience et ne…

Seule l’arrivée de sa jeune compagne l’empêcha d’attraper le vieil homme à la gorge pour l’expulser de là comme on chasse un corniaud galeux. Adine, à peine capable de bouger, le regardait avec de grands yeux, plus effrayée qu’incrédule, et une larme roulait sur sa joue droite. Le jeune homme s’approcha de Lokvir et lui posa une main sur l’épaule, la serrant suffisamment fort pour ne pas laisser de doute quant-au sens de sa demande :

- Lokhvir, laisse-nous s’il te plait, j’ai à la soigner.

- Je n’ai pas fini. Rétorqua-t-il en se dégageant brusquement. Attend ton tour !

Le jeune homme serra les dents. Cet homme, qu’il avait cru un instant plus tôt, faire preuve de compassion pour le malheur d’Adine, ne faisait que lui remuer le couteau dans la plaie pour lui asséner ses élucubrations, alors qu’elle était dans un état de faiblesse extrême, tant physiquement que moralement, en proie à la douleur de ses brûlures et de la perte de son mari. Emergeant à peine du chaos douloureux de l’inconscience, elle trouvait à son réveil non pas un réconfort salvateur mais un vieux raseur déblatérant que son mari avait été le mal et mérité son sort.

Bouillant de rage contenue, le jeune érudit se demanda comment il avait pu croire un instant plus tôt, même le temps d’une seule seconde, que Lokhvir était venu réconforter la pauvre victime. Cet homme aigri, plus buté qu’un rocher, ne faisait preuve d’aucune humanité.

La jeune chasseuse, qui avait suivit son compagnon à la course, fut la première é réagir. D’une main douce sur l’épaule, elle incita le jeune homme à s’écarter de son chemin et, d’une poigne de fer, elle attrapa le vieil homme par le collet et le tira en arrière sans ménagement, le remettant de force sur ses pieds. Poussant un glapissement étranglé sous la surprise, il se vit trainé jusqu’à la porte et jeté dehors comme un malpropre. Alors que la rouquine verrouillait le loquet, faisant barrage aux imprécations crachotantes venant de l’extérieur, son compagnon s’extasia un instant de voir sa pensée se concrétiser soudain sans avoir eu besoin de l’évoquer, et mieux qu’il n’eut put le faire lui-même.

L’incident clos, le jeune érudit s’approcha du lit et examina Adine en lui parlant doucement pour la réconforter.

- Ne crois pas un mot de ce qu’il a dit. Ce qui est arrivé était un triste accident et nous pleurons tous Goerolf. Il nous manque à tous. Mais tu es encore là, et tu dois reprendre des forces, parce que nous détesterions te perdre.

Il lui toucha la joue et le front pour prendre sa température. La pauvre femme devait se trouver tout près de l’explosion car elle avait subit de grave brûlures sur le côté gauche du corps, son bras était le plus atteint, mais son flanc avait aussi subit des dégâts, même son visage portait des marques et une bonne moitié de ses cheveux étaient partis en fumée. La décoction qu’il avait réalisée quelques jours plus tôt se révéla salvatrice pour Adine car la douleur devait être insoutenable. Il lui en redonna une dose, un peu plus forte, pour la replonger dans un sommeil miséricordieux. Il était encore trop tôt pour la questionner, et il préférait qu’elle n’entende pas les vociférations redoublant d’intensité à l’extérieur.

Il attendit que ses yeux se ferment et que sa respiration devienne plus profonde et régulière. Alors il se leva et sortit pour voir ce qui se passait dehors, et trouva Lokhvir, la face rougie de colère, en train d’incendier un Baldor stoïque et imperturbable, derrière lequel se cachait une Herild craintive.

- Que se passe-t-il ? Demanda Baldor en voyant sortit les deux jeunes gens.

- Adine s’est réveillée, expliqua l’érudit, et Lokhvir entendait lui faire comprendre son point de vue sur la mort de Goerolf.

- Il lui déblatérait des insanités sur le mal qui habiterait Goerolf, intervint la jeune chasseuse avec humeur. A croire qu’il s’est placé en embuscade pour guetter son réveil et lui asséner ses élucubrations !


Elle le foudroyait du regard tant et si bien qu’on l’aurait crue sur le point de lui sauter à la gorge, et son compagnon la connaissait suffisamment bien pour se rendre compte qu’elle se faisait violence pour n’en rien faire.

Lokhvir voulu protester mais Baldor lui intima le silence d’un simple mot, et le congédia. Le vieil homme les regarda l’un après l’autre, les yeux agrandis par l’incrédulité et la bouche ouverte sur une parole restée coincée dans sa gorge et, comprenant l’évidence de son infériorité, tourna les talons sans un mot, se drapant dans un silencieux mépris.

- Qu’allons-nous faire de lui ? Soupira Baldor. J’ignore si c’est ce nouveau monde qui l’affecte étrangement, mais chaque semaine qui passe le voit devenir pire que la précédente.

- Espérons qu’il se calmera avec le temps, commenta le jeune homme.

Ce à quoi sa compagne répondit par un bref rire cynique, indiquant plus que clairement ce qu’elle pensait de cette éventualité.

A la demande du jeune érudit, Adine fut, une fois ses plaies en voie de cicatrisation, placée dans un grand bac d’eau, de sorte qu’elle put y flotter comme dans un écrin. Cela évitait tout contact de drap ou de vêtement sur ses brûlures, lui nécessitant moins de potion anesthésiante, et les aidait à engager leur guérison en ajoutant à l’eau quelque décoction curative. Lokhvir avait interdiction formelle d’approcher la maison, le fils de Svir s’assurant de la mise en application de cette consigne en veillant sur Herild, pour qui il éprouvait un peu plus que simple affection.

Ainsi, quelques jours plus tard, Herild rapport au conseil provisoire un témoignage d’Adine concernant l’incident. Lokhvir était absent, mais personne ne s’en désola. D’après Herild, les souvenirs d’Adine étaient confus, et elle délirait à moitié lorsque la douleur l’assaillait.

- En définitive, résuma le jeune érudit lorsqu’Herild eu terminé son récit, tout ce qu’on peut en tirer sans se risquer aux conjectures et aux hypothèses, c’est qu’ils ont vu une créature, probablement verte, et que cette créature se serait faite exploser en emportant Goerolf avec elle.


Cela ne l’enchantait pas, pas plus que les autres personnes présentes. Tous avaient conscience que si la ville devait être assaillie par des créatures explosives suicidaires, une simple palissade de bois ne suffirait pas à les tenir à distance. Pas s’il en venait plusieurs à la fois. Herild, dansant d’un pied sur l’autre au centre de la pièce, semblait manifestement très mal à l’aise. Elle avait encore quelque chose à dire, mais craignait de le faire. La jeune chasseuse, l’œil toujours acéré, le remarqua et l’encouragea à parler.

- Quand elle délirait, à moitié inconsciente, elle a… dit quelque chose. Elle a parlé du… Creeper.

La mine de Baldor, rendue lugubre par la question des créatures vertes, se figea dans une expression telle qu’Herild rentra imperceptiblement la tête dans les épaules, de crainte de le voir exploser. Le jeune érudit laissa échapper un soupir, entre tristesse et lassitude. Ainsi, la malheureuse initiative de Lokhvir avait eut les conséquences qu’il redoutait, et cela n’allait pas arranger les choses, pour personne.

Henrik, le père de la jeune femme debout au centre du cercle, pressa brièvement le bras de Baldor pour l’inciter à se contenir, et s’adressa à Svir.

- Svir, pourrons-nous accaparer ton fils quelques jours de plus ? Il nous est d’une grande aide et il connait Adine aussi bien qu’Herild.

Personne ne l’évoqua à voix haute, mais tous avaient conscience de la raison profonde de cette demande, car il était de notoriété publique que Lokhvir était incroyablement buté et avait la rancune tenace.​
 

Damien

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Dieu
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Un peu de couleur seraient le bienvenue , ça encourage à lire le pavé :p
Sinon un gros GG c'est génial!!!
 

Aesculus73

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Je suis sous le charme, j'ai trop besoin de ma dose !!!

T'es un vrai romancier roxien, j'ai beau connaitre un peu minecraft, en te lisant j'ai l'impression de tout recommencer à zéro.

C'est comme si je venais d'acheter la licence, et que me connectait pour la toute première fois !!! :O:

Bravo l'artiste ...
 

Lelfic

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Midgard
Chapitre 4 : Conseils

Alors que Baldor utilisait le fer pour forger nombre d'outils, sceaux, couverts, et diverses pièces de métal nécessaires aussi bien à la construction d’une ville qu’à la vie de tous les jours, il instruisait ses deux apprentis aussi vite et bien qu’il était possible. C’est-à-dire qu’il leur enseignait aussi vite qu'il était raisonnable sans que leur formation soit bâclée. Tous en supervisant leur travail, jamais avare d’instructions ou de conseils, il leur délaissa les travaux communs, et pas de gaieté de cœur, pour se consacrer à une tâche plus délicate : confectionner armes et protections. Ainsi, sa forge commença rapidement à produire des épées.

Mais ce n’était pas lui le plus sollicité car, considérant la nature de la menace, des épées ne serviraient pas à grand-chose. Durant quelques jours, la personne la plus demandée fut Chasseresse. De par sa grande connaissance des métiers de chasse, et sa brève expérience de guerrière, elle était la plus à même d’aider chacun à améliorer la sécurité du village.

En premier lieu, c’était elle la plus expérimentée dans le maniement de la seule arme véritablement utile face à des créatures explosives suicidaires : l’arc. Le premier jour elle avait quitté Midgard, en solitaire, et y était revenue chargée d’un imposant fagot de branches plus longues qu’elle était grande. Les jours suivants, entourés d’une dizaine d’apprentis officieux, elle leur expliqua comment choisir les meilleures et éviter les mauvaises, comment les dénuder, les sécher, les tailler, les traiter, pour en faire des armes de jet redoutables.

Ensuite, elle avait de nouveau quitté le village, accompagnée cette fois de plusieurs volontaires, et lorsqu’ils revinrent, tous étaient chargés de suffisamment de bois pour réaliser un bon stock de flèches. Erudit s’inquiétait un peu de voir sa compagne sortir régulièrement de l’enceinte protectrice érigée autour des habitations, mais elle était la seule à le faire sans crainte, et non sans raison. Chasseuse émérite, archère exceptionnelle et épéiste adroite, elle était la personne la plus susceptible de survivre seule en environnement hostile. Et pour cause, lorsqu’elle était plus jeune, elle partait parfois en expédition pendant quelques semaines, avec ses seules armes et une gourde d’eau, pour explorer des territoires encore jamais foulés par le pied de l’Homme. Pour s’amuser ! Alors il s’inquiétait certes un peu pour elle, ayant conscience du danger qui la guettait à l’extérieur de l’enceinte, mais il avait beaucoup moins de raisons de le faire que pour tout autre habitant du village.

Erudit s’était même joint au groupe lorsque Chasseresse avait enseignée aux habitants à tirer, prenant pour cibles des ballots de paille adossés à la palissade. Il ne s’était pas révélé le plus adroit, loin de là, mais son but n’était pas d’être le meilleur, seulement d’être suffisamment bon pour ficher une flèche dans le corps de toute créature verte belliqueuse, et en cela au moins, ce n'était pas un échec. Il parvint, après une dizaine de jours à ne faire qu’encocher et décocher du matin au soir, à ne plus envoyer ses projectiles que dans la cible. Toutefois, avant de retourner à ses activités solitaires, la jeune femme rousse avait mis chacun en garde contre l’excès de confiance.

- Ce que vous avez appris ces derniers jours n’était que la partie facile. Face à une cible mouvante qui vous fonce dessus pour vous tuer, vous ne serez ni aussi sereins ni aussi efficaces.

Laissant l’entraînement, Erudit revint bien vite à son domaine de prédilection, étudiant dans le village et ses environs proches tout ce qu’il pouvait étudier pour mieux connaître son nouveau monde. Il apportait un soin tout particulier à l’étude de la faune et de la flore locales, répertoriant les espèces inconnues de lui, examinant les plantes, leur cherchant des similitudes avec celles dont il était familier afin de déterminer lesquelles étaient potentiellement dangereuses et lesquelles pouvaient avoir des propriétés curatives. Le soir, pendant le dîner et jusque tard dans la nuit, il écoutait avec attention sa compagne lui conter ses expéditions à l’extérieur du village, l’interrompant souvent pour lui demander des détails à première vue insignifiants, tels que la couleur des fleurs de tel arbre ou la façon de se déplacer de tel animal étrange.

A la vérité, en dépit du danger et des malheurs, il était aux anges, projeté dans un monde nouveau où tout était à apprendre, où chaque jour apportait sa cargaison de nouveautés, de curiosités, et où les possibilités se multipliaient à l’infini. Et chaque jour, entre deux sujets d’étude, il passait rendre visite à Adine, laissée aux bons soins de Herild et de son protecteur, avant de consacrer une heure à son entrainement au tir. La blessée commençait à se remettre doucement, et Herild quittait son chevet de plus en plus souvent à la recherche d’Erudit pour lui demander des conseils. Plus jeune que lui de cinq ans, elle était une jeune femme blonde un peu timide et d’agréable compagnie. Il se rendit compte un jour, alors qu’elle le questionnait sur ce qu’il était en train de faire (une plante mise à bouillir pour en récupérer l’essence), qu’elle était curieuse de tout et posait des questions pertinentes qui souvent constituaient le point focal de son étude en cours. A force de s’intéresser à ce qu’il faisait et de le questionner, Erudit avait fini par prendre l’habitude de lui expliquer sa démarche avant même qu’elle ne l'interroge, faisant peu à peu d’elle son élève, d’une certaine manière.

Mais si la vie semblait presque paisible, les maisons des uns des autres finissant de se construire, des routines s’installant doucement, chacun avait conscience de la menace qui régnait à l’extérieur de la palissade et la plupart des habitants ne quittaient sa protection qu’en cas de nécessité et accompagnés. Plusieurs semaines devaient passer ainsi dans une relative tranquillité sans qu’on ne voie l’ombre d’une créature verte. Et si sujets d’inquiétude il y avait, ils provenaient de l’intérieur.

Un matin ordinaire, alors les choses semblaient vouloir se tasser, Lokhvir se jucha sur un tonneau, au milieu de la plus grande place du village, et commença à crier comme un vendeur de rue ventant plus fort que le concurrent les mérites de ses produits. Il réclama l’attention des passants, les encourageant à prêter l’oreille car il avait à leur faire une grande révélation qui allait tout changer et, lorsqu’il jugea que suffisamment de curieux s’étaient massés autour de lui, commença son discours enflammé.

- Cette nuit, mes amis, j’ai fait un rêve. Mais ce n’était pas un rêve ordinaire ! Il fut comme un éclair de jour déchirant les nuages, comme un soleil chassant les ténèbres, et à mon réveil, il n’y avait plus de place en moi pour le doute. Dans ce rêve qui n’en était pas un, le Dieu de ce monde s’est révélé à moi et m’a béni de sa lumière, et alors j’ai compris ! Il avait vu notre venue en ces terres, car il nous y a appelés ! Alors que nous dérivions sur un océan sans fin, où nul espoir n’était permis, où la vie n’était plus mais la mort interdite, Il a guidé notre navire jusqu’à ces rivages. Condamnés que nous étions de l’entre-monde infini, Il nous a vu, et Il a jugé que ne méritions pas ce sort, alors Il nous a sauvés de notre errance éternelle et nous a ramenés parmi les vivants, et nous a offert une terre où vivre à nouveau.

Et si certains Midgardiens le regardaient comme s’il avait perdu la tête, non sans un brin de pitié, certains autres – beaucoup trop, jugerait Erudit – l’écoutaient avec attention, sans forcément le croire, mais ils l’écoutaient.

Trois jours après cette première manifestation de foi, on annonça à Erudit et Chasseresse qu’ils étaient conviés à un conseil exceptionnel, en la demeure de Baldor. Et celui-ci ouvrit la séance sans ambages :

- Lokhvir est devenu fou ! Voilà trois jours qu’il déblatère ses élucubration matin et après-midi, debout sur son tonneau, et le pire, c’est que des gens commencent à le croire.

- Je trouve cela tout aussi fou que toi, intervint Svir pour pondérer le propos de Baldor, mais il faut nous montrer justes. Même si nous ne sommes pas d’accord avec lui, même si nous trouvons son discours absurde, il a tout de même le droit de s’exprimer, fut-ce en public. Nos lois ne l’interdisent pas.

- On se fiche bien de savoir quelle fièvre lui a tourné la tête, objecta Henrik. Ce qui m’inquiète n’est pas quel délire dirige sa pensée mais qu’il incite les gens à le suivre. Il a déjà une demi-douzaine de partisans qui lui mangent dans la main et boivent ses paroles.

Ce dernier point était en effet préoccupant. Les gens même les plus raisonnables perdaient tout sens commun dès qu’ils laissaient une quelconque foi diriger leurs actes au lieu de se fier à un jugement logique. Et pires encore étaient ceux qui laissaient cela à la foi d’un autre. Erudit pensait silencieusement aux possibles implications de cette situation pendant que les autres débattaient. Finalement, les discutions aboutirent à la conclusion qu’on ne pouvait rien faire d’autre à ce sujet que d’attendre et de voir l’évolution de la situation, Lokhvir et ses sympathisants n’enfreignant aucune loi.

Erudit, répondant au questionnement d’Henrik, annonça qu’Adine semblait hors de danger et que ses blessures commençaient à se refermer. Baldor en vint donc à la principale raison de cette réunion exceptionnelle.

- Bon, les choses commencent à se mettre en place au village, et je propose que nous fixions enfin les membres définitifs du conseil. Je propose pour cela toutes les personnes ici présentes, à savoir moi-même, Svir, Henrik, Erduti, Chasseresse, Farden, Orik, Okar, Hilda et Birgit.

Erudit tiqua un instant d’entendre citer son nom et celui de sa compagne pour figurer au conseil, mais à bien y réfléchir, ce n’était pas si surprenant. Lui-même disposait d’un savoir théorique important, y compris en matière de soins et d’herboristerie, et était réputé pour sa façon de raisonner logiquement et de désamorcer les conflits. Quant-à sa rousse amie, elle était la meilleure chasseuse du village et aussi la meilleure combattante, et avait formé les sentinelles et organisé les gardes.

- Nous devrions soumettre ce choix à l’approbation du reste de la ville, proposa Erudit. Ainsi les décisions du conseil seront légitimes on ne les remettra pas sans cesse en cause.

- Bien entendu, approuva Hilda. Nous sommes en train de nous nommer plus ou moins nous-mêmes dirigeants de cette ville, et même si c’est la meilleure chose à faire, certains pourraient mal le prendre si nous le faisions sans consulter personne. Je propose d’organiser un vote, dès demain, pour faire valider la constitution du conseil par Midgard.

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Loin, très loin du village, par delà plaines, forêts et vallées (à moins d’une heure à vol de dragon), le soleil laissait tomber ses derniers rayons sur un pic immense, couronné de neige et de glace qui ne fondait jamais, dominant de sa masse les myriades de montagnes plus modestes à l’ouest et au sud, mirant les étendues d’une plaine s’étendant à l’infini à l’est et plongeant ses fondations nord dans les flots salés de l’océan. A quelque altitude au-dessus des derniers conifères, les flancs du géant immobile étaient percés ici ou là de cavernes. Non pas des gueules béantes sur les profondeurs insondables du roc mais plutôt de gigantesques alcôves naturelles creusées dans les parois à-pic par le temps et l’érosion.

Si beaucoup de ces cavités n’étaient rien d’autre que des cavités, plusieurs étaient occupées, constituant un abri idéal pour ceux qui y avaient élu domicile : les dragons. Sur le flanc sud se trouvait un lieu où ces immenses créatures reptiliennes aimaient à se rassembler, constitué de terrasses naturelles, et c’était en ce lieu que se prenaient les décisions. En ce doux crépuscule, Odin, doyen et chef du Clan, trônait sur la plate-forme la plus élevée, ses écailles d’un noir de nuit étoilé lançant des reflets scintillants dans les derniers rayons du soleil. Il observait et écoutait avec attention l’un de ses sujets, un dragon vert, qui lui racontait ce qu’il avait vu.

- Ces créatures sont les plus étranges que j’ai jamais vus, Père-de-Tous. Ils sont petits et fragiles et n’ont ni crocs ni griffes, se déplacent uniquement sur leurs pattes arrières et leurs antérieurs sont très agiles. Ils fabriquent des objets servant à fabriquer d’autres objets, et construisent des abris qui ne ressemblent à rien. Ils mangent aussi bien de la viande que des plantes et utilisent ces objets qu’ils fabriquent pour chasser.

- Ils sont donc insignifiants, renifla Thor posté non loin de là. Un seul d’entre nous pourrait les anéantir sans efforts.

- Même si tu as raison sur ce point, répliqua Odin calmement, cela ne signifie pas nécessairement qu’ils sont insignifiants. S’ils peuvent fabriquer des choses, c’est qu’ils sont dotés d’un minimum d’intelligence, ne l’oublie pas, mon fils. Continue Vidar.

- Leur intelligence est justement la raison pour laquelle ils sont étranges. Il semble qu’ils vivent en société organisée, hiérarchisée, dans laquelle les individus ont un rôle assigné et coopèrent pour assurer le fonctionnement du groupe. En cela, ils ressemblent aux éphémères, mais ils sont pourtant différents, car malgré cette organisation, ils ne semblent pas avoir d’esprit de l’essaim et agissent individuellement.

- Comment sais-tu qu’ils n’ont pas l’esprit de l’essaim ? Demanda Thor dubitatif.

- Parce qu’ils doivent émettre des sons pour communiquer entre eux.

- Ces créatures n’ont rien à faire ici, cracha Hel. Elles dénaturent leur environnement et en perturbent l’équilibre, cela ne peut être que néfaste. Leurs tanières sont comme des pustules sur la plaine et leur présence anormale perturbe même les Exploseurs. Nous devrions les chasser de notre territoire ou les détruire.

- Ils sont incapables de voler et se déplacent lentement, précisa Vidar d’un ton neutre. J’ai suivit l’un d’eux alors qu’il allait chasser, et il lui a fallu presque une demi-journée pour parcourir ce que nous survolons en quelques battements d’ailes. Il leur faudrait des lunes et des lunes pour franchir la limite de notre territoire, à moins de les jeter à la mer.

- Il serait maladroit d’agir à la hâte, pondéra Loki. Peut-être devrions-nous attendre un peu de voir ce qu’ils vont faire avant de prendre une décision. Ils sont lents dans tout ce qu’ils font, j’en veux pour preuve qu’il leur a fallu bien des jours pour ériger ces étranges tanières. De plus, ils sont très fragiles, un seul Exploseur a suffit à tuer deux d’entre eux et provoqué une véritable panique. Il se pourrait aussi bien qu’ils disparaissent sans que nous ayons à intervenir dès qu’une nuée passera par là.

Odin réfléchit un moment en silence, et tous respectèrent son recueillement. Puis, après avoir soigneusement pesé les implications de sa décision, il la communiqua au Clan par la Voix de l’Essaim.

- Nous attendrons, et observerons. Ces créatures ne semblent pas être une menace pour le Clan, mais restons méfiants tant que nous n’en saurons pas davantage. Baldr, en plus d’être le premier à les avoir vus, tu es le plus petit et le plus discret d’entre nous, tu iras donc observer leur évolution. J’interdis à tous les autres de les approcher, je veux que nous restions invisibles pour eux jusqu’à nouvel ordre.

C’est ainsi que le lendemain, alors que le ciel ne commençait à s’éclaircir pour annoncer l’aube prochaine, le dragon doré prit son envol, gardant la lumière naissante sur son aile gauche. Il n’avait pas donné son opinion au Père-de-Tous, car elle relevait davantage de la simple impression, mais il avait vu quelque chose. Alors qu’il tentait de jauger cette étrange créature rencontrée pour la première fois, aussi petite et inoffensive qu’elle soit, cette créature lui avait rendu son regard, et il y avait vu alors qu’elle n’avait rien de commun avec aucune des créatures inférieures vivant sur le territoire du Clan. Il ne cessait d’y repenser depuis et serait éternellement reconnaissant au Père-de-Tous pour lui avoir confié cette tâche.
 
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Lelfic

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Midgard
Interlude

Dans un grondement aussi soudain que retentissant, qui l’assourdit presque immédiatement, le jeune homme n’eut que le temps d’apercevoir des éclats de bois s’élevant en tous sens dans les airs devant ses yeux tandis que lui-même basculait dans le vide. Le temps sembla ralentir son cours tandis que le ciel étoilé envahissait son champ de vision et que ses oreilles blessées ne lui transmettaient plus que des sons lointains, assourdis, couverts par un sifflement douloureux. Ce ciel était beau, piqueté de milliers, de millions d’étoiles scintillant sur leur fond noir, nullement troublées par le faible éclat de la Lune, alors réduite à une mince ligne brillante en arc de cercle. Ses sens engourdis lui donnaient l’impression de voler, ou plutôt de flotter dans le ciel en se laissant porter par la douceur des courants.

Puis, le monde se précipita à sa rencontre, le sol lui percuta brutalement le dos et l’arrière du crâne, et l’impact lui coupa le souffle et lui rendit, pour son malheur, l’usage de ses cinq sens. La douleur l’envahit tout entier, sa tête lui donna l’impression d’être une cloche raisonnant et tombant en morceaux à force de taper dessus, et il fut persuadé d’être allongé sur un lit de rochers pointus, acérés.

Avant de sombrer dans l’inconscience sous le coup du choc et de la douleur, il n’eut que le temps d’entendre le fracas des explosions un peu partout autour de lui et, presque étouffé par ce chaos sonore, son nom crié par sa compagne, paniquée de le voir jeté à terre.
 

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Chapitre 5 : Nuée

Le monde n’était que ténèbres et douleur. Une plongée au cœur d’un néant encombré de chaos, une chute perpétuelle dont l’inconstante continuité n’était brisée que par les élancements de douleur. Pourtant, il subsistait quelque chose d’agréable, dans ce désordre, comme un point d’encrage empêchant la conscience de se disloquer. Cette bouée dans la tempête, un détail pourtant si insignifiant, presque imperceptible, une simple fragrance, discrète et pourtant entêtante, lui permit de s’accrocher à qui il était pour ne pas sombrer. Cette odeur lui faisait penser à l’été, à la chaleur et au bien-être, ainsi qu’à l’automne, les rayons du soleil se dispersant en centaines d’éclats rougeoyants. A l’hiver également, à une tache de couleur vive sur un fond blanc presque uniforme, et au printemps, à une danse sous la caresse d’une brise tiède et des chants par milliers.

Cette senteur, qui n’était qu’un détail, lui était cent fois familière et infiniment chérie. Dans le chaos ténébreux de l’inconscience, elle était tout, la vie elle-même, et la seule chose qui le reliait à ce qu’il était dans la lumière de la vie. Et c’est lorsqu’il reconnu l’origine de cette douce odeur, les cheveux de sa compagne, que le jeune homme commença à revenir à la conscience.

Son torse tout entier était envahi de douleur, et il était incapable de bouger ne serait-ce qu’un bras. Étrangement, ce qui le frappa en premier était la chaleur de sa main droite, tandis que la gauche était plus froide. Il essaya d’ouvrir les yeux, sans succès. Non seulement l’effort lui coûtait trop pour y parvenir, mais en plus, à peine étaient-il entrouverts que la lumière agressive le blessait. Pourquoi donc l’avait-on placé laissé sous une lumière aussi aveuglante ? Mais surtout, où était-il et comment y était-il arrivé ?

Il se souvint d’une bataille, d’un boucan de fin du monde, mais à la sortie de ce voyage dans les ténèbres, sa mémoire lui faisait encore défaut. Il y avait encore du bruit autour de lui, mais étouffé, comme lointain. Il percevait bien des sons, mais il était incapable d’en définir l’origine ou même la nature. Son esprit embrouillé, encore embrumé de l’inconscience, lui donnait l’impression que ses pensées étaient embourbées dans une mélasse épaisse. Puis l’inconscience le gagna de nouveau, mais sans le projeter dans ces ténèbres chaotiques d’où il venait, et il s’endormi simplement.

Le combien de temps avait passé ? Des souvenirs lui revenaient par bribes, et sa conscience s’éveillait un peu plus à chaque fois. Il y avait eu une bataille. Il se souvenait être monté aux remparts armé de son arc, d’avoir décoché flèche après flèche comme le lui avait appris sa compagne, mais cela n’avait pas suffit. Il avait été blessé. Combien de temps, depuis lors, s’était écoulé ? Des heures ? Des jours ? Des semaines peut-être ? Impossible à estimer. Le seule moyen de le savoir était de se réveiller, afin qu’on le lui apprenne.

Il essaya de bouger, mais seuls ses doigts lui obéirent timidement. Cela déclencha une réaction près de lui, et il entendit une voix, puis deux. Une fois encore, il essaya d’ouvrir les yeux. Cela lui semblait moins éprouvant, il les ouvrit à demi, et il aurait pu regarder autour de lui, s’il n’y avait cette lumière aveuglante pour lui brûler la rétine. Il essaya de parler, de supplier pour que la lumière soit moins forte, mais sa gorge ne parvint à produire qu’un son inarticulé à peine audible, à peine un gémissement. Quelqu’un lui prit la main, et ce contact était chaud, et doux. Et on lui parlait, mais il ne comprenait pas. Il essaya de bouger à nouveau, mais il était épuisé, et le sommeil le reprit bientôt.

Lors de son réveil suivant, il se sentait plus énergique. Sans savoir pourquoi, il sentit qu’il avait dormi longtemps. Trop longtemps. Il se força à ouvrir les yeux, progressivement, pour les réhabituer à la lumière malgré la douleur. Il entendait distinctement le silence à présent, rythmé par un souffle profond et régulier, quelqu’un qui dormait près de lui. Il ne bougea pas, rien d’autre que ses paupières, qu’il força à s’ouvrir de plus en plus et, les minutes passant, ses yeux cessèrent de le torturer et il put voir à nouveau. Il était dans une chambre qu’il ne connaissait pas, dans un lit qui n’était pas le sien. L’unique fenêtre de la pièce était obstruée par des volets qui laissaient filtrer quelques minces filets de lumière du jour.

Près de lui, sa compagne était endormie, effondrée sur le lit, sa chevelure en désordre répandue sur les draps comme une fleur d’automne sur la neige fraîche. Erudit ordonna à sa main de bouger, et après une hésitation, celle-ci obéit timidement, se déplaçant lentement, avec quelques saccades. Comment pouvait-on se sentir si impuissant et faible que les mouvements les plus simples étaient des montagnes à gravir ?

Ses doigts rencontrèrent les cheveux vivement roux, dont il sentit la délicieuse fragrance lui chatouiller les narines, et il les fit glisser doucement sur la tête de sa compagne. Celle-ci s’éveilla presque immédiatement, se redressant d’un bond, et elle se figea un instant, redoutant d’être en train de rêver. Elle pris la main du malade dans les siennes, et sans un mot, la porta à ses lèvres, son regard fixé dans celui de son compagnon.

Elle avait les yeux rougis, alourdis de cernes, le teint pâle, et ses cheveux étaient dans un désordre comique. Après un long moment de silence, elle finit par ouvir la bouche.

- Tu as dormi longtemps, dit-elle d’une petite voix.

Erudit était presque aussi étonné de la voir comme ça que s’il lui était poussé une paire de bras supplémentaires. Elle qui était toujours si forte et énergique, aussi solide et inébranlable qu’un chêne millénaire, semblait aussi vacillante et épuisée qu’il l’était lui-même.

Il tenta de parler, mais sa gorge était sèche comme du papier de verre, et il n’en sortit qu’un bruit rappelant vaguement une lime sur le bois. Chasseresse s’empressa d’attraper un verre d’eau posé sur la table de nuit au milieu de tout un bric-à-brac (bandages, cuvette etc), et le lui fit boire doucement. Il avala difficilement au début, par petites gorgées, mais il vida le verre, avant de faire une nouvelle tentative.

- Combien de temps ?

Il avait la voix enrouée, rocailleuse, mais au moins parvenait-il à parler de façon presque compréhensible.

- Presque deux semaines.

Deus semaines ! Avait-il été si sérieusement touché ? La bataille avait été rude, et lui n’avait jamais été un combattant. Le cri d’alerte avait réveillé le village trois heures avant l’aube, tombant du haut de la palissade nord. Promptement réveillé et armé, le jeune homme avait vu, comme les autres personnes qui s’étaient précipitées sur place, des ombres mouvantes sortir des bois à la seule lueur des étoiles en absence de lune. On avait eu la chance de les voir venir de loin, car les alentours immédiats de la ville étaient de plaine, dégagés des arbres les plus proches par la construction de la structure défensive. Et ils étaient nombreux. Ils étaient à mi-chemin de la ville lorsqu’Erudit était arrivé au rempart, sa compagne déjà sur place venait d’encocher une flèche embrasée qu’elle avait tiré au milieu des ombres mouvantes.

La lumière de la flamme avait éclairé des dizaines de créatures, certaines vertes, étranges, ressemblant à de simples excroissances mouvantes surgies du sol, d’autres noires, des araignées gigantesques, aussi étendues qu’un homme était haut. Elles avançaient non pas en rang serré mais en s’éparpillant sur la plaine, désordonnées. Cette nuée ne semblait pas vraiment se diriger sur le village, et Erudit aurait parié que le village s’était simplement trouvé sur leur chemin.

Elles se rapprochaient de plus en plus de la palissade en parcourant la plaine et, lorsque la plus proche fut à portée, l’une des sentinelles décocha son trait. En le voyant armer son arc, Chasseresse s’était écriée de ne par tirer, mais trop tard. Le trait avait fusé puis disparu dans les ténèbres, et avait du faire mouche car soudainement, toutes les créatures, comme un banc de poissons changeant brusquement de direction, se portèrent à l’assaut de la ville.

Des torches avaient été allumées puis jetées vers l’extérieur afin que l’on puisse y voir, et la bataille débuta. Tous les arcs présents sur la palissade s’étaient mis en action. Les créatures étaient coriaces et un seul coup au but suffisait rarement à les stopper. Erudit avait vu avec horreur une araignée, une flèche plantée dans un œil, escalader la palissade verticale aussi aisément qu’elle se mouvait au sol. Certains, dont Chasseresse, avaient dégainé leur épée toute neuve pour les affronter, mais trop peu en étaient équipé et la plupart n’avait d’autre choix que d’utiliser leur arc tantôt normalement, tantôt pour en frapper le crâne d’une créature trop proche.

Les araignées se déplaçaient plus vite que les créatures vertes et avaient atteint la palissade en premier, mais celle-ci approchaient inexorablement, et le jeune homme eu tout le temps de les voir en détail tandis qu’il les canardait de flèches. Toutes en hauteur, et dépourvues de membres antérieurs, elles ressemblaient vraiment des troncs verts mût par deux paires de pattes courtes.

Alors qu’il venait de décocher une énième flèche sur les assaillants, Erudit avait entendu une explosion, à quelque distance sur sa gauche, ce qui lui fit tourner la tête dans cette direction. A vingt pas, la palissade était éventrée, déchiquetée, et des créatures s’engouffraient dans la brèche. Alors qu'il perçu en un instant ce que cela impliquait, son cœur lui tomba dans les talons et toute couleur déserta son visage. Il y avait là-dehors des dizaines de ces créatures explosives qui assaillaient la ville, et elles avaient à présent une voie royale pour s'y répandre et causer un véritable carnage.

Il n’avait eu qu’une fraction de seconde pour s’effarer du désastre que représentait la situation avant de revenir au pan de mur qu’il devait défendre tandis qu’une seconde explosion avait retentit sur sa droite. Et regardant en bas, il avait vu l’une de ces horreurs s’approcher dangereusement de la structure. Il avait bandé précipitamment son arc, voyant durant cette interminable demi-seconde se rapprocher la créature, mais il n’avait pas eu le temps de décocher qu’elle avait explosé. Puis plus rien.

Et le voilà à présent dans un lit de blessé, à peine capable de bouger, mais bien vivant, et sa compagne à son côté semblait indemne. Epuisée, lessivée, et aussi passablement démoralisée à première vue, mais indemne.

- Les créatures ? Demanda-t-il. La bataille ? Que s’est-il passé ?

Chasseresse resta silencieuse un bon moment, organisant ses pensées, avant de répondre.

- La palissade a subit de gros dégâts, et les créatures se son engouffrées dans la ville. On les a combattu pied à pied, mais ces monstres sont difficiles à arrêter, et les creeper ont fait des ravages dans…

- Quoi ? Coupa Erudit éberlué.

- Ces bêtes vertes explosives. Tout le monde les appelle comme ça maintenant, et…

- Ce Creeper de malheur n’est qu’une légende obscure, l’interrompit-il une nouvelle fois. Et ces choses n’ont rien à voir avec lui.

- Peu importe leur nom ! S’exclama-t-elle exaspérée. Ils ont presque entièrement détruit le tiers du village, il n’y a plus une maison debout au nord de chez Orik. On a réussi à les repousser que parce qu’elles sont partie d’elles-mêmes aux première lueurs du jour.

Stupide, il l’était. Il comprenait mieux maintenant sa mine déconfite. Après un long moment, il posa la question qu’ils redoutaient tous deux.

- Combien de victime ?

- Dix-sept morts. Enfin dix-neuf, en réalité. Et trois fois plus de blessés.

Un nouveau silence s’installa tandis qu’il digérait ce triste constat, serrant dans la sienne la main de la jeune femme. Combien de personnes pleuraient un être cher à présent tandis que lui-même était soigné par sa bien-aimée ?

Chasseresse raconta ensuite ce que son compagnon avait manqué de la bataille : comment les combattant tentaient de tenir le terrain tandis que les créatures se répendaient entre les maisons fraichement construites, comment les autres, trop faibles pour combattre, évacuaient les blessés au péril de leur propre vie. Une famille entière avait été coincée entre leur propre maison et une demi-douzaine de creeper, et on avait rien pu faire. Il ne restait rien de la maison, pas plus que de Barl, sa femme et ses deux enfants.

La bataille terminée, on avait pris soin des blessés, fait le décompte des morts. A cette évocation, Erudit se souvint de l’hésitation de sa compagne sur le nombre exact de victimes et lui en demanda la raison. A ce moment, sa physionomie s’effondra, et ce qu’il restait de son habituelle assurance sembla glisser de son visage comme de l’eau, révélant hésitation et tristesse. Il était clair qu’elle n’avait aucune envie de répondre à cette question, mais elle le ferait quand même, parce qu’il le fallait.

- C’est Adine, dit-elle doucement. Elle compte parmi les victimes de cette nuit-là. Simon aussi.

Erudit en fut soufflé pour le compte, et resta figé un moment, la bouche ouverte, pas certain d’avoir bien compris ce qu’il venait d’entendre.

- Mais… sa maison est au sud de la ville. Un monstre se serait faufilé jusque là en contournant les combats ?

La jeune femme remua lentement la tête en signe de dénégation. Lorsqu’elle parla enfin, ce fut dans un murmure.

- Adine n’a pas reçu de nouvelle blessure. Et Simon a été tué par un… poignard.
 
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Cyberbaudou

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J'aime beaucoup! Au début j'avais été découragé par l'aspect volumineux de tes textes et ton soucis du détail mais une fois qu'on prend le temps de lire qu'est-ce qu'on accroche! Les personnages sont vivants et assez variés, le protagoniste est un personnage avec ses qualités et défauts (je trouve qu'il devrait avoir un peu plus de caractère pour ma part) l'intrigue est plutôt bonne et on prend plaisir à suivre l'évolution du village et de ses habitants, on s'intéresse à l'environnement autour qui se découvre peu à peu (j'aime beaucoup le point de vu externe du village, mais je ne spoilerai pas plus :p)
C'est également bien écrit! Un vocabulaire très varié ainsi qu'une bonne syntaxe, tu trouves les bon mots pour tout et jamais tu ne sembles t'emmêler les pinceaux. GG
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Damien

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Chapitre 6 : Sang...

Il fallut plusieurs jours à Erudit pour pouvoir à nouveau quitter son lit. En plus des multiples contusions, il s’était fêlé trois côtes et avait reçu un méchant coup sur la tête au cours de cette bataille dont il avait pourtant manqué la plus grande partie.

Il reçut de nombreuses visites durant cette période. Outre Chasseresse qui ne le quittait qu’à son corps défendant pour s’atteler à ses devoirs, Herild lui rendait visite chaque jour pour surveiller l’évolution de son état. L’adolescente, presque une adulte en fait, qui lui tenait lieu d’apprentie officieuse avait soigné ses blessures pendant qu’il était inconscient, et elle s’en sortait plutôt bien. Déjà sur l’arche, il avait conscience que leur petite communauté manquait cruellement de compétences en matière de soins et de plantes médicinales. Erudit avait toujours été curieux de tout, et l’art de soigner qu’il avait appris ne constituait qu’une des multiples cordes de son savoir. Pourtant, il était jusque là le seul à être versé dans ce domaine et s’il devait disparaître, le village se retrouverait dans une fâcheuse posture, à plus forte raison dans un monde qui venait de se révéler plus hostile qu’on ne l’avait cru. Il n’avait jamais eu l’intention de transmettre ses connaissances, les partageant avec plaisir si on le lui demandait, il s’occupait surtout de satisfaire sa propre curiosité, mais cet incident lui fit prendre conscience d’un état de fait qui changeait tout. Il lui faudrait donc réfléchir à cela sérieusement, une fois remis sur pieds.

Ce qui l’inquiétait dans les visites de Herild était son humeur maussade. La jeune fille habituellement expansive s’était renfermée sur elle-même, elle ne lui parlait presque pas, ne répondant à ses question que par monosyllabes. Il comprenait qu’elle ait pu être très affectée par les derniers évènements. Toutes les morts de cette fameuse nuit étaient profondément injustes, mais la fin d’Adine et Simon était de surcroît dénuée de sens. Herild avait soigné et veillé Adine, et elle portait une grande affection pour Simon. Leur mort l’avait bouleversée bien plus que les victimes des créatures explosives, fussent-elles plus nombreuses, et il ne pouvait pas l’en blâmer, bien au contraire.

Lui-même se trouvait secoué par ce drame, en plus des autres qui parsemaient le village. Il avait expressément demandé qu’on verrouille la maison d’Adine et qu’on n’y pénètre pas jusqu’à ce qu’il puisse aller lui-même examiner l’état des lieux. La visite de quelques membres du Conseil lui en avait donné l’occasion, ainsi que celle de jauger l’état du village. Baldor bouillait de rage contenue, qu’il déversait sur le métal chauffé à blanc dans sa forge. Henrik était soucieux, notamment pour sa fille, Svir était en deuil de son fils et sa femme Karla, inconsolable, ne sortait plus de chez eux. Mettant leurs drames de côté pendant un moment, le jeune homme eut une conversation très intéressante avec Hilda, qui était arrivée à la même conclusion que lui concernant ses compétences médicales. Ils parlèrent longtemps, mettant sur pied un projet ambitieux qui de plus changerait radicalement la situation du jeune homme.

C’est avec ce cortège de visiteurs qu’il prit conscience de sa nouvelle situation dans la communauté. Avant et durant l’exode de son peuple, il avait toujours été un jeune homme modeste et discret, ne donnant son avis que lorsqu’on le requérait ou s’il l’estimait nécessaire. A présent, il était un membre du conseil permanent du village, on requérait son avis et on l’écoutait avec respect lorsqu’il le donnait. Sans y avoir vraiment fait attention, il était devenu quelqu’un d’important pour sa communauté, et sans avoir vraiment changé lui-même, il était pourtant perçu différemment par son entourage.

Lorsqu’il s’en était ouvert à sa compagne, elle avait rit, affirmant qu’elle l’avait toujours vu ainsi, et qu’elle savait qu’il y viendrait tôt ou tard parce telle était sa nature : c’était au conseil qu’il était le plus utile, c’était donc là qu’il finirait par arriver. Il avait souri à cette affirmation, songeant au projet de Hilda qui le verrait mieux employé encore que le conseil, mais dont il ne toucha mot pour lui conserver la surprise. Ils avaient convenu durant leur longue conversation de garder le secret jusqu’à ce qu’elle ait déblayé le terrain.

Après quelques jours de convalescence, et n’y tenant plus de rester alité sans rien pouvoir faire, il finit par sortir de son lit, aidé par sa compagne qui compensait ses jambes mollassonnes et son équilibre précaire. Ouvrir la fenêtre de sa chambre était certes plus agréable que de resté confiné dans un espace clos, mais cela n’égalait en rien une promenade en plein air, et lorsqu’il franchit la porte pour se baigner de soleil et de grand air, ce fut comme une renaissance. La zone qui avait vu se dérouler les combats était loin de la maison où il avait été soigné, aussi pouvait-il un instant s’imaginer que tout allait bien. A condition de ne pas bouger, car ses côtes rendaient sa respiration encore douloureuse.

Mais il suffisait d’ouvrir les yeux pour se rendre compte qu’il n’en était rien. Les gens ne sortaient guère de chez eux, les rares qui s’aventuraient dehors rasaient les murs pour se rendre le plus directement possible à leur destination. L’ambiance était lourde, tendue, pis que maussade. Il y avait eu beaucoup de morts durant cette bataille, mais le jeune homme ne s’attendait pas à trouver la ville si abattue. Les Midgardiens avaient toujours été, de tous temps, des gens tenaces et courageux. Lorsque la sécheresse les avait mis à genoux, bien des années avant le cataclysme, ils s’étaient remonté les manches et serrés les coudes, ils avaient fait front, et ils s’étaient relevés. Ils n’étaient pas un peuple enclin à ployer l’échine devant les difficultés de la vie mais plutôt à se dresser solides et hauts devant les désastres et à les affronter pied à pied sans céder un pouce de terrain. Erudit se les représentait tels un chêne dans la tempête : ballotté, violenté par les coups de boutoir du vent furieux, mais tenant bon inflexiblement, ses racines profondément plantées dans le sol, résistant hardiment à la tourmente jusqu'à ce qu'elle s'épuise d'elle-même.

Mais il était vrai que les midgardiens étaient à présent un peuple déraciné.

- Où sont passés les gens ? Demanda-t-il. Les rues sont désertes alors qu’il reste tant à faire.

- Ils se terrent chez eux, répondit Chasseresse avec un rien de regret dans la voix. Ils ont peur.

- Ce n’est pas en se cachant qu’ils pourront mieux se prémunir contre les monstres.

Le jeune homme était quelque peu déboussolé, cette attitude ne ressemblait pas du tout à son peuple, tout déraciné qu’il soit. Il y avait autre chose.

- Que s’est-il passé ? Demanda-t-il brusquement. Tu ne m’as pas tout dit, qu’est-ce qui leur fait peur ?

La jeune femme hésita avant de répondre.

- Tu es trop malin pour ton propre bien. Baldor m’a fait promettre de ne pas t’en parler avant que tu puisses à nouveau te joindre au conseil. Il préférait que tu te remettes tranquillement.

- Je suis sur pieds maintenant, répliqua-t-il plus inquiet de minute en minute. Allons le voir immédiatement.

Ils firent donc clopin-clopant le chemin jusqu’à la forge de Baldor, dans un silence anxieux. Il savait inutile de tenter de tirer les vers du nez à sa compagne, si elle avait donné sa parole, fut-ce de mauvaise grâce, elle s’y tiendrait. Ils entendirent le bâtiment bien avant de le voir, les coups de marteau sur le métal chauffé tintant avec une clarté surprenante dans l’air silencieux. Comme de juste, ils trouvèrent le forgeron en train de marteler une plaque de fer sur son enclume, lui donnant peu à peu la forme d’un plastron. Celui-ci ne les remarqua que lorsqu’ils se plantèrent devant lui, et il interrompit son ouvrage en les fixant comme s’ils venaient d’apparaître de nulle part. Il semblait fatigué, nota Erudit.

- Que se passe-t-il en ville, Baldor ? Qu’est-ce que vous me cachez ? Demanda-t-il sans ambages.

Le forgeron les regarda à tour de rôle, puis lâcha un soupir que son soufflet de forge aurait pu lui envier.

- Venez ! Dit-il simplement en posant ses outils avant de se diriger vers la porte de sa demeure, attenante à la forge.

Une fois à l’intérieur, il les fit prendre place autour de la table dans sa salle à manger, et sa femme ne tarda pas à leur servir une tasse de thé rehaussé d’hydromel. Baldor prit place en face d’eux, sortant du placard la bouteille d’hydromel et en siffla une courte gorgée à même le goulot avant de parler.

- Tu as remarqué n’est-ce pas ? Commença-t-il. Les gens se terrent chez eux, terrifiés comme des bambins devant le croquemitaine, et laissent tout tomber pour se blottir dans un coin sombre en attendant que ça passe.

- J’ai organisé des rondes, intervint Chasseresse. Mais je n’ai pas assez d’hommes pour surveiller en même temps l’extérieur et l’intérieur de la ville. En dégarnissant la palissade, les sentinelles ne sont plus assez efficaces. La nuit dernière, une de ces araignées monstrueuses a réussi à s’introduire dans la ville. Et les gardes dans les rues ne sont pour autant pas suffisamment nombreux pour assurer une vrai sécurité à l’intérieur.

- Je le sais bien, bon sang ! Sacra Baldor. Je ne le sais que trop ! Mais on n’a pas le choix. Ainsi en a décidé le conseil.

- Le conseil a mal choisi, cette fois.

- Tu prêches un convertit.

- Allez-vous me dire de quoi il s’agit, à la fin ? S’impatienta Erudit.

Un silence gêné s’installa, et Baldor finit par le rompre d’une voix sombre.

- Il y a deux jours, on a retrouvé un autre mort. Poignardé, lui aussi.

Erudit en resta comme deux ronds de flan. D’abord Simon, et maintenant une nouvelle victime. Sans compter Adine, morte inexplicablement en même temps que Simon alors qu’elle montrait des signes de rétablissement. Mais si un doute pouvait subsister pour Adine, Simon et cette nouvelle victime le clamaient haut et fort : il y avait quelque part en ville, à l’intérieur des murs, une personne, peut-être même deux, qui avait tué un de ses semblables. Et si la seconde victime était du fait du même auteur, il risquait de recommencer. Voilà donc pourquoi tout le monde était devenu si craintif. Aussi forts et solidaires que soient les midgardiens, ils n’avaient jamais, ou alors il y a trop longtemps pour s’en souvenir, eu à affronter un ennemi qui pouvait être n’importe lequel d’entre eux, un ennemi de l’intérieur, attaquant sournoisement et à portée de chacun pour frapper qui bon lui semblait.

Le jeune homme aurait rit de cette ironie si la situation n’avait été aussi dramatique : tous, hommes, femmes et enfants s’étaient précipités au combat face à une horde de monstres mortellement dangereux. Et tous, à présent, se terraient en tremblant devant un seul humain, car il était l’un d’entre eux et demeurait caché.

- On a une idée de qui a pu perpétrer ces meurtres ?

- Bien sûr ! S’exclama Baldor avec rage. Ce dément de Lokhvir sombre de plus en plus dans la folie, et il clame que les forces obscures sont venues chercher Adine car elle leur était due. Et il prétend… Simon aurait…

Le visage de Baldor tournait au rouge et la rage, qu’il avait de plus en plus de mal à contenir, le faisait bafouiller. Chasseresse vint à son secours pour reprendre son récit de façon beaucoup plus calme, et intelligible, tandis qu’il lampait une nouvelle gorgée d’hydromel.

- Il a complètement retourné sa veste, expliqua-t-elle. Il prétend maintenant que les forces obscures sont sur nous, et que le seul moyen pour nous de survivre est de nous y soumettre, qu’elles seraient la seule loi dans ce monde d'où les dieux de lumière sont absents. Il a fait un virage à cent-quatre-vingt degrés et son discours n’a aucun sens, mais il est de plus en plus fervent, un véritable fanatique, et malheureusement, des gens l’écoutent.

- Comment est-ce possible ? S’exclama le jeune homme. Il dit exactement le contraire de ses prêchi-prêcha du mois dernier.

- Je sais. Il en appelle à la foi, au destin, et à tous les grands mots qu’il peut trouver. Après ce qui s’est passé, le cataclysme, l’exil, ce nouveau monde, puis ces monstres, il n’a pas de mal à toucher la corde sensible des quelques personne assez crédules pour lui prêter un minimum d’attention. Il se sert même du meurtre de Simon et plus encore de la mort d’Adine…

- Il sali leur mémoire, coupa Baldor coléreux.

Erudit était quelque peu déstabilisé de voir Baldor aussi secoué par le fanatisme de Lokhvir. Le forgeron avait toujours été un modèle de pondération, une qualité indispensable lorsqu’on travaillait dans une forge, et s’il est vrai qu’il n’avait jamais porté Lokhvir dans son cœur, le jeune homme ne l’avait jamais vu laisser sa fureur prendre ainsi le dessus sur lui.

- J’avais suggéré de l’enfermer, mais le conseil a estimé qu’il n’y avait pas assez de preuves pour être certain qu’il était l’auteur de ces meurtres. Oskar a réussi à convaincre la moitié du conseil que Lokhvir était trop vieux et trop faible pour tuer cette armoire à glaces de Dimerr, mais je sais moi, qu’il ne faut pas le sous-estimer.

- Dimerr ? Intervint Erudit. La deuxième victime du poignard ?

Le jeune homme se souvenait vaguement de ce Dimerr. C’était un grand type, plus musclé que futé, qui travaillait à la carrière. Pas méchant, mais pas franchement sympathique non plus, il parlait peu, probablement par crainte de se faire des nœuds à la langue.

- En effet, repris Erudit avec circonspection, je vois mal Lokhvir prendre le dessus au corps à corps.

- Sauf qu’il n’y en a pas eu ! Cracha Baldor. Dimerr avait la gorge tranchée et deux coups de couteau dans le dos. Même un enfant aurait pu abuser de sa crédulité pour le prendre en traître et le finir une fois à terre.

Cela se tenait également, et Erudit comprenait la crainte des habitants. Il tremblait à l’idée de croiser dans la rue un homme capable d’une chose pareille, sans même savoir qui c’était, il était ainsi difficile de faire confiance à qui que ce soit. Mais avant d’arrêter des conclusions définitives, il préférait se forger sa propre opinion plutôt que de se reposer sur celle d’un autre. Malgré toute l’affection et le respect qu’il avait pour Baldor, le jugement de ce dernier pouvait être altéré par la fureur que lui inspiraient les penchants religieux de Lokhvir. Lui-même n’avait que peu d’intérêt pour le mysticisme ou la dévotion à d’hypothétiques divinités toutes-puissantes et préférait de loin se fier à son jugement et sa raison, mais la foi biaisée de Lokhvir, aussi déviante soit-elle, n’en faisait pas automatiquement un coupable.

- J’aurais besoin d’examiner les corps, s’entendit-il dire avec surprise.

- Impossible ! Simon et Adine ont été enterrés avec ceux morts au combat pendant que tu dormais, et la famille de Dimerr l’a brûlé la nuit dernière.

- Brûlé ?

- Encore une brillante idée de Lokhvir. Les rites funéraires de nos ancêtres ne semblent pas assez spectaculaires pour son foutu culte.

- S’il est vraiment le meurtrier, cela ressemble surtout à un bon moyen d’effacer des indices, surenchérit la jeune femme.

Erudit fit une grimace. Il s’était fait la même réflexion, mais aurait préféré ne pas l’énoncer à voix haute en présence de Baldor.

- Dans ce cas, je vais aller voir les lieux des meurtres, annonça le jeune homme. Où a été trouvé le corps de Dimerr ?

- Derrière l’entrepôt de la carrière. Fais gaffe à toi, Erudit, et si tu trouves quelques chose, n'agis pas seul et préviens-moi ! Je sais que tu es très malin, mais quand on traque un gibier dangereux, il a la sale habitude de devenir le chasseur. Elle est bien placée pour le savoir, compléta-t-il en désignant Chasseresse.

- N’ayez pas d’inquiétude, répondit-elle avec un sourire. Il ne lui arrivera rien de fâcheux, je peux vous l’assurer.

Et ce disant, il était clair pour l’un comme pour l’autre qu’elle s’en assurerait personnellement.

Après avoir pris congé, Chasseresse conduisit son compagnon directement à la maison d’Adine. Comme il l’avait demandé, la demeure était verrouillée, volets clos et porte fermée à clef. Baldor lui avait confié cette dernière avant de les laisser partir et Erudit la sortit de sa poche, la glissa dans la serrure, et le loquet claqua lorsqu’il tourna. La jeune femme ouvrit la porte, révélant une pièce plongée dans l’obscurité. Les deux jeunes gens s’attelèrent à ouvrir les volets un à un pour éclairer les lieux afin de les examiner à la lueur du jour, faisant très attention à où ils posaient leur pieds.

Dans la chambre, le lit était défait et il manquait des draps. Sur la table de chevet, la bassine était encore là, contenant toujours de l’eau qui avait croupi depuis, mais deux flacons étaient renversés, et d’autres gisaient au sol non loin. Une tâche rouge pâle s’étendait sur le plancher, témoignant du sang qui n’avait pas pu être complètement nettoyé et dont le bois s’était partiellement imprégné.

- Qui est la première personne à avoir trouvé le corps de Simon ? Demanda le jeune homme.

- Herild, répondit sa compagne avec tristesse. Quelques heures après la bataille, elle est arrivée en courant au centre du village, complètement paniquée et en larmes, pour rameuter quiconque elle pouvait.

Erudit en fut atterré. Il avait beaucoup d’affection pour la jeune fille qui l’avait presque forcé à la prendre pour apprentie, et elle et Simon se plaisaient beaucoup, cela lui avait sauté aux yeux. Ils allaient, selon toute probabilité, tomber amoureux, se marier, avoir des enfants, fonder leur famille et perpétuer la vie et leur lignée. Mais cela ne serait pas. D’un seul coup de poignard, deux vies avaient été détruites, deux avenirs brillants d’innombrables promesses dérobés, anéantis.
 
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Midgard
Voilà, après une longue interruption, je reprend où je m'étais arrêté. Je terminerais cette histoire, même si je dois y passer dix ans.

Chapitre 7 : … et larmes.

L’examen de la maison d’Adine avait fourni à Erudit une certitude, ainsi que bien d’autres interrogations, et comme, en convalescent qu’il était, ces trajets l’avaient épuisé, sa compagne l’avait ramené chez eux. Elle avait insisté pour qu’il ne sorte pas le lendemain, afin qu’il prenne du repos, arguant que se rétablir demandais au corps de l’énergie et que cela serait plus long et moins bien fait s’il s’obstinait à la mobiliser pour une autre tâche. Il n’avait pas beaucoup rechigné car, bien que cela lui déplaise, il était le mieux placé au village pour savoir qu’elle avait raison, ayant lui-même déjà eu l’occasion de donner cette recommandation à d’autres.

Le lendemain était venu, et le jeune homme ne tenait pas en place. Il avait passé la matinée à ne rien faire, et cela l’exaspérait. Bien qu’il soit homme à aimer l’ennui, appréciant à leur juste valeur des moments de calme à ne rien s’occuper d’autre que goûter la caresse du vent et du soleil sur son visage, il ne supportait pas de rester inactif lorsque les tâches exigeant son attention commençaient à s’empiler. Et il était particulièrement impliqué dans cette tâche en particulier.

N’y tenant plus, il avait fini par décider de sortir poursuivre son enquête, mais en ouvrant la porte donnant sur l’extérieur, il tomba nez à nez avec Herild, chargée de bandages, d’un sac de simples, et d’autres choses utiles à la dispense de soins divers. Prise par surprise, elle releva brusquement les yeux vers lui, qui la dépassait d’une bonne tête.

- Qu’est-ce que tu fais ?
- Je comptais sortir, répondit le jeune homme pris sur le fait.
- Chasseresse a dit que tu devais te reposer aujourd’hui.

Le ton sous-entendant qu’elle comptait bien s’en tenir à ces instructions, quitte à le forcer à faire de même. Sa rousse compagne avait le don de savoir se montrer persuasive, lorsqu’elle utilisait son fameux regard fixe et cette expression de roc. Il n’était pas surpris, et même vaguement amusé, qu’elle ait réussi à faire de Herild son petit soldat, et avec la faiblesse inhérente à son état, il était plus que probable qu’elle parvienne à le maîtriser. Malgré ses cernes et son teint légèrement pâle, trahissant la fatigue, l’adolescente affichait une mine déterminée, presque butée, et ne faisait pas mine de s’écarter du chemin.

Erudit l’examina un instant. Il avait été très surpris, la première fois quelle était venue lui rendre visite après son réveil, quelques jours plus tôt. La jeune fille avait abandonné sa crinière blonde ondoyante pour une coupe à la garçonne légèrement hirsute, qui lui allait plutôt bien, en fin de compte, mais il avait failli ne pas le reconnaître la première fois. Beaucoup de Midgardiens avaient le cheveu plutôt clair, allant du blond de blé au châtain, mais le blond platine aussi clair qu’un soleil de midi qui caractérisait la chevelure d’Herild était plutôt rare. D’aussi loin qu’il puisse s’en souvenir, la jeune fille avait toujours eu les cheveux longs, même dans sa petite enfance, et il était resté pantois quelques instants devant un changement aussi radical.

Adine l’avait quasiment élevé, elle avait quasiment élevé Herild également, et Simon représentait pour cette dernière un avenir heureux dont on l’avait privée. Pour ses souvenirs d’enfance, le sourire de la vieille femme lorsqu’elle veillait sur eux, le fumet de ses fameuses tartes, mais aussi pour la peine de Herild, qu’il avait constaté chaque fois qu’elle était venue le soigner, malgré les efforts de cette dernière pour la cacher, pour tout cela et d’autres choses encore, il se devait de démêler ce mystère. Quelqu’un qui avait détruit ces vies ne méritait pas d’arpenter librement les rues de sa ville, de côtoyer son peuple. Quelqu’un qui laissait dans son sillage des morts et des éplorés, du sang et des larmes, ne méritait pas d’arpenter son monde. Erudit n’était pas quelqu’un de rancunier, et il s’était toujours gardé d’entretenir la moindre haine envers ses semblables, mais dans ce cas précis, il tirerait une certaine satisfaction, ou au moins du soulagement, à empêcher ce tueur de nuire à nouveau.

Dégoûté par l’idée de retourner dans son lit, qu’il n’avait que trop occupé ces derniers temps, Erudit préféra s’asseoir sur une chaise le temps que Herild examine ses blessures. La guérison était en marche mais il faudrait encore du temps avant qu’il ne retrouve sa pleine mobilité, dépendant de sa béquille claquant sur le plancher pour se mouvoir. Sitôt l’examen terminé, il se releva, et arpenta lentement la pièce d’une fenêtre à l’autre, grimaçant de ses côtes douloureuses, n’en pouvant plus de rester immobile, inutile, impuissant. Des créatures mortellement dangereuses arpentaient ce monde, et les habitants du village auraient du se serrer les coudes pour affronter les périls connus et inconnus de leur nouvelle terre d’accueil, mais au lieu de cela, ils se terraient, méfiants, et vivaient dans la crainte de leurs voisins.

Outre l’implication personnelle d’Erudit dans la mort d’Adine et de Simon, dénouer cette situation au plus vite était également vital pour la survie de Midgard. Détachant son regard de la maison voisine, de l’autre côté de la fenêtre, le jeune homme ramena son attention vers l’intérieur de son propre logis et sa visiteuse qui ne cessait de parler, rapportant pour le moment les difficultés des apprentis de Baldor, peu habitués à forger les outils agricoles dont Svir avait besoin. Adressant un sourire à la jeune fille, Erudit clopina jusqu’au foyer dont les braises rougeoyaient encore et sortit la bouilloire, forgée de la semaine précédente, pour servir un peu de thé à son invitée.

Herild avait toujours été d’agréable compagnie, et il lui portait une affection particulière. Pendant plusieurs semaines avant la bataille, elle l’accompagnait presque chaque jour dans ses tâches quotidiennes, le questionnant sans cesse, et il lui apprenait tout ce qu’elle désirait savoir, c’est-à-dire à peu près tout ce qu’il savait lui-même. Futée, très curieuse de tout et vive d’esprit, mémorisant facilement ce qu’il lui disait, elle était une élève attentive, et sa joie de vivre était entraînante, contagieuse. Lui-même découvrait de nouvelles choses en sa compagnie, et elle l’abreuvait souvent des ragots du village, ce pour quoi il avait peu d’intérêt d’ordinaire, mais qu’elle parvenait à rendre amusants de par sa façon de les raconter, et de les commenter.

A la prendre sous son aile et lui enseigner son savoir, Erudit avait développé pour elle cette bienveillante affection protectrice que les professeurs ont parfois pour leurs disciples, ou les frères pour leur petite sœur. Et la voir si abattue lui serrait le cœur. Il n’était pas dupe de cette apparente bonne humeur et n’y croyait pas plus qu’elle. Les mots incessants de la jeune fille servaient plus à chasser le silence qu’à exprimer quelque chose et ses sourires ne se communiquait pas à ses yeux.

Le temps finirait par refermer cette blessure, comme il le faisait toujours, mais le jeune homme ne pouvait attendre qu’il fasse sont office, et se voyait obligé d’agir au plus vite. Il s’assit sur la chaise, face à la jeune femme, et son expression lorsqu’il la regarda la fit taire. Elle avait compris immédiatement, car elle savait depuis longtemps que ce moment arriverait, et elle savait ce qu’Erudit s’apprêtait à dire.

- Raconte-moi, Herild ! Demanda Erudit le moins brusquement possible. Que s’est-il passé cette nuit-là ? Qu’est-il arrivé à Simon et Adine ?

Tout faux semblant avait disparu du visage de la jeune fille à présent. Plus aucun sourire, pas même forcé, ne flottait sur ses lèvres, et elle regardait ses pieds, ses mains crispées sur son pantalon, tandis qu’un silence pesant envahissait l’espace. Elle ne dit rien, ne réagit pas. Erudit redoutait de devoir répéter sa requête, et ne s’en sentait pas la force. Il était pénible pour lui de pousser la jeune fille à se remémorer les détails de cette nuit tragique, mais c’était un mal nécessaire. Adine et Simon n’étaient pas les seules victimes, les créatures indigènes ayant enlevé des pères, des fils et des sœurs à plusieurs familles du village. Erudit devait se dépêcher de résoudre cette histoire pour restaurer la confiance des Midgardiens et éviter qu’un tel désastre ne se reproduise.

Il y avait eu tant de victimes lors de la bataille, alors que tous se battaient côte-à-côte et avaient fait front commun. Si le village devait subir une nouvelle attaque maintenant, alors que chacun craignait que son voisin ne le trahisse, le désastre serait d’une toute autre ampleur. Le meurtrier devait être confondu au plus vite, et aussi douloureux que cela puisse être, Herild allait devoir jouer son rôle.
Erudit patienta le temps nécessaire, jusqu’à ce qu’elle soit prête à se lancer, puis la jeune fille releva les yeux vers lui. Son regard était troublé, mais son expression résolue, et elle fit de son mieux pour maîtriser sa voix.

- Je n’avais pas pris part aux combats. Simon non plus. Quand l’alerte a été donnée, Simon est allé voir ce qui se passait, mais il est revenu très vite, pour rester auprès de moi et Adine, et m’a raconté qu’un troupeau de bêtes sauvages attaquaient le village. Il m’a confié sa dague, et recommandé de m’enfermer à l’intérieur, puis il est repartit vers la palissade nord pour combattre.

Elle marqua une pause dans son récit, pour organiser ses pensées, et probablement aussi pour se ménager un peu.

- J’entendais la clameur de la bataille, qui se déroulait pourtant à l’autre bout du village, et les explosions étaient effrayantes. Je regardais dehors par la fenêtre de la cuisine, quand j’ai entendu Adine crier, et je me suis précipitée vers la chambre. Elle était réveillée et s’agitait sur son lit, dans la mesure où ses forces le lui permettaient. Chaque détonation qui retentissait dans le lointain intensifiait sa panique, et j’ai eu un mal fou à lui faire boire un peu de ton calmant pour l’endormir.

Herild marqua une pose le temps d’avaler quelques gorgées de son thé.

- Après cela, je ne pouvais rien faire d’autre qu’attendre. Je suis retournée dans la cuisine pour me faire une infusion, et j’ai attendu. J’avais l’impression que ça durait une éternité, et je ne pouvais m’empêcher de rentrer la tête dans les épaule à chaque fois que bruit assourdi d’une explosion arrivait jusqu’à moi. Au bout d’un moment, je suis retournée au chevet d’Adine pour vérifier que tout allait bien, mais arrivée dans la chambre, j’ai pris un coup sur la tête et j’ai perdu connaissance. Quand je me suis réveillée…

Nouvelle pause. Elle but une autre gorgée, mais il était évident qu’elle luttait pour retenir ses larmes, elle avait de plus en plus de difficultés à se contrôler.

- J’étais allongée dans la chambre. J’avais très mal à la tête, et il m’a fallu quelques secondes pour remarquer Simon, étendu à côté de moi. Je me suis demandé un instant ce qu’il faisait là, alors qu’il était partit se battre contre les bêtes. Et puis j’ai vu le sang. Il s’était répandu en une grande flaque, tout autour de lui, et je baignais dedans. Je crois que c’était ça qui m’avait réveillé : cette sensation humide sur mon vidage, et cette odeur, très forte. Je sens encore ce goût de fer dans ma bouche.

Herild ne regardais plus Erudit. Elle avait le regard fixé sur sa tasse de thé mais elle ne la voyait pas, pas plus que le reste de ce qui l’entourait. Sa voix était devenue un peu chevrotante, et des larmes s’étaient échappées de ses yeux et glissaient le long de ses joues.

- En me relevant, difficilement parce que le plancher était très glissant, j’ai vu le manche du poignard planté dans le dos de Simon, à travers sa tunique empoissée de rouge. C’est bizarre, la façon dont fonctionne notre esprit. J’ai mis du temps à comprendre ce que je voyais. J’étais agenouillée à côté de lui, couverte de sang sur tout un côté, à le fixer bêtement sans être capable de comprendre la situation, mais je me souviens m’être demandée très clairement pourquoi c’était sa propre dague que je voyais là, celle-là même qu’il m’avait confiée avant de partir au combat.

Elle fut secouée d’un pauvre petit rire nerveux.

- C’était vraiment bizarre, surréaliste. Quand je me suis remise sur mes jambes, toute empoissée de sang, j’ai pensé qu’avec mes cheveux rougis je ressemblais un peu à Chasseresse, et ça m’a faisait plaisir, parce qu’elle est tellement belle.

Le regard d’Erudit glissa un instant sur les cheveux de la jeune fille, désormais coupés courts. Ce n’était donc certainement pas un simple choix esthétique.

- Je ne sais pas si j’étais encore engourdie par le coup qui m’avait assommée, mais à ce moment là, je n’avais toujours pas fait la connexion. Je me suis dirigée vers la cuisine, et j’ai sortit une tasse pour préparer un café à Simon. Je crois que j’ai du réaliser avant de l’avoir posée sur la table, ça expliquerait les éclats par terre. Après…

Elle avait peine à parler à présent. Secouée de sanglots contenus, elle articulait les syllabes comme elle pouvait, les yeux étroitement fermés et les mains crispées sur son pantalon à s’en meurtrir les doigts. Erudit pensait pouvoir imaginer la peine et la douleur de la jeune fille, mais en être témoin de la sorte était une autre histoire, et lui fit prendre conscience que l’imagination, finalement, était plutôt limitée. Et pourtant, il se garda bien de l’interrompre, aussi fort qu’il le désirât. Elle termina alors son récit haché.

- Je suis retournée dans la chambre. Simon était toujours allongé dans cette flaque rouge. Adine, dans le lit défait, fixait le plafond et ne bougeait plus du tout, pas même pour respirer. Quand j’ai vu ça, j’ai paniqué, et je me suis précipitée dehors…
- Je connais la suite, interrompit le jeune homme.

Il se leva, s’approcha de la jeune fille maintenant en pleurs et l’étreignit doucement sans dire un mot. Alors elle lâcha la bonde et laissa s’échapper tout ce qu’elle pouvait, s’agrippant à lui comme à une bouée de sauvetage. Il serra les dents sous le coup de la douleur que cela réveillait dans ses côtes, mais ne dit rien et ne s’écarta pas. La dure épreuve qu’il venait de lui infliger ne serait pas vaine, car elle lui avait donné plusieurs indices pour comprendre ce qui s’était passé. Il serra un peu plus fort la jeune fille contre lui, et elle pleura longtemps. Finalement, elle finit par s’endormir sous le coup de l’épuisement, et le jeune homme la transporta jusqu’à la chambre sans tenir compte des douloureux élancements de protestation de son corps meurtri.

Refusant de laisser Herild toute seule, il retourna s’assoir à la cuisine et réfléchit à ce qu’il venait d’apprendre, en attendant que Chasseresse revienne.

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Le temps était plutôt maussade. La chape nuageuse d’un gris uniforme couvrait toute la région, et le vent balayait plaines et montagnes avec la même hargne. Cela durait depuis plusieurs jours, et Baldr commençait à en être agacé. D’un bond, il abandonna son poste d’observation et plongea dans le vide, puis il déploya ses ailes avant de prendre trop de vitesse et remonta en chandelle.

Le vent était fort à ces altitudes, et le vol une lutte permanente, mais la récompense était à la hauteur de l’effort. Battant des ailes et combattant les bourrasques, il prit progressivement de l’altitude, encore et toujours plus haut, et s’enfonça au cœur de l’humidité cotonneuse en suspension dans l’air. Et il monta encore, jusqu’à la traverser, et sentir enfin les rayons du soleil éclatant rebondir vivement sur ses écailles dorées, réchauffant la membrane plus foncée de ses ailes.

La lumière ! C’était pour lui le plus grand cadeau que le monde faisait à ses occupants. Stabilisant son vol, il fila en planant au dessus de cette immensité blanche presque aussi éblouissante que l’astre du jour lui-même. L’air ascendant réchauffé par la lumière intense lui permettait de prendre beaucoup d’altitude avec peu d’efforts, et il monta à nouveau, encore plus haut. Cette liberté totale de mouvement que lui procurait sa capacité à voler était la chose la plus naturelle au monde pour les représentants de son espèce, mais l’apparition des ces nouveaux venus bipèdes l’avait poussé à voir les choses d’une manière différente.

Jusque là, toutes les créatures clouées au sol n’étaient que du gibier pour les siens. Privée d’intelligence consciente comme de sagesse, ces rampants étaient comparables aux arbres pour les dragons. Mais ces bipèdes étaient différents. Sans parler de sagesse, ils étaient dotés d’une certaine intelligence qui les plaçait radicalement à part du reste des créatures rampantes, et pourtant ils ne pouvaient pas voler. Des créatures intelligentes privées de la possibilité d’arpenter les cieux poussaient Baldr à remettre en question sa propre vision de l’organisation du monde.

Ramenant ses ailes près de son corps, le jeune dragon doré plongea en piqué, et retraversa la couche nuageuse sans même ralentir. Il savait parfaitement à quelle distance du sol il se trouvait et où se situaient les montagnes cachées par la grisaille, le danger le plus mortel pour les maîtres du ciel. Déboulant à une vitesse folle, presque à la verticale, sous les nuages, il déploya ses ailes pour ralentir sa chute et surtout la réorienter en un vol rapide. Ses articulations geignirent de douleur, mais il n’en tint pas compte, tout à l’excitation de cette grisante sensation. Finalement, il revint en planant vers la montagne qu’il avait quittée plus tôt et se posa lourdement à son sommet pour reprendre son observation. De cet endroit, il dominait la plaine et la forêt qui s’étendaient au pied du relief, et au fond, près de l’horizon, il pouvait voir les bipèdes et leurs habitations. De ce qu’il avait pu constater, ces créatures avaient une très mauvaise vue, et il était certain de ne pas se faire remarquer à une telle distance, alors que lui les voyait très bien.

Il avait regardé les nouveaux venus reconstruire ce que les Exploseurs avaient détruit. Le jeune dragon ne cessait de s’ébahir de l’agilité de leurs membres antérieurs, et de la dextérité avec laquelle ils s’en servaient, leur permettant de d’utiliser ce que leur fournissait la nature, de modifier, d’assembler, et ainsi de créer ! Une capacité qui compensait, dans une certaine mesure, la condamnation à rester au sol.

Un mouvement, à quelque distance du groupement d’habitations, attira l’attention de Baldr. L’un de ces bipèdes sortait du couvert des arbres, chargé d’une carcasse de gibier, et il le reconnu à ses longs poils rouges comme étant le même qu’il avait déjà rencontré la première fois, étant le seul spécimen de son clan à présenter cet attribut. Ces créatures évoluaient presque exclusivement en groupe, et ne s’éloignaient guère plus de leur nid depuis le passage de la nuée. Celui au poil rouge était le seul, désormais, à s’aventurer aussi loin des autres et aussi longtemps, et Baldr y voyait là une occasion à ne pas manquer. Il prit à nouveau son envol et obliqua sur sa gauche en volant près du sol, pour contourner le nid des bipèdes et atteindre sa cible en évitant de se faire repérer. Arrivé à son niveau, il se posa au milieu de la plaine, tout près de sa cible, tirant une certaine satisfaction espiègle à la voir tituber et trébucher sous le souffle de ses ailes.

Le jeune dragon fixa du regard le bipède, figé en posture accroupie, qui lui faisait face et lui rendait son regard. Il sentait l’odeur de la peur émaner de la petite créature. Avec des gestes lents, celle-ci ramassa la carcasse d’animal tombée à terre dans sa chute et la déposa entre eux. Elle la repoussa doucement vers le dragon et recula sans se relever, sans jamais rompre un seul instant le contact visuel. Bladr examina la carcasse un instant, tandis que le bipède continuait de reculer tout doucement pas à pas. Il avait déjà vu la façon dont ces créatures chassaient. Dépourvus d’ailes, de griffes et de crocs, ils n’avaient aucun des attributs nécessaires pour chasser, et la plupart des proies potentielles se déplaçaient bien plus vite qu’eux. Ils utilisaient pour chasser un bâton leur servant à lancer sur leur proie un autre bâton plus petit, qu’ils fabriquaient, une fois encore, grâce à leurs pattes avant très agiles.

Cette faculté de se créer ce qui leur faisait défaut était fascinante. Trop faibles pour être des prédateurs, trop lents pour être des proies, leur espèce aurait du s’éteindre au fil des saisons. Mais au lieu de cela, ils avaient créé ce dont ils avaient besoin pour survivre et se faire une place dans le monde. Ces bâtons pointus et tranchants qu’ils fabriquaient leur permettaient de se défendre contre les prédateurs, et ces bâtons de lancer leur permettaient d’atteindre leurs proies malgré l’incapacité de leur corps à le faire, remplaçant les attributs naturels dont ils étaient privés. Tout simplement fascinant.

Délaissant la carcasse pour laquelle il n’avait aucun intérêt, Baldr porta à nouveau son regard sur le bipède qui s’était éloigné de quelques pas et se tenait à nouveau droit sur ses pattes arrière. Le jeune dragon s’approcha, et l’examina de plus près, scrutant ses yeux, humant son odeur. Une créature bien étrange, qui ne ressemblait à rien de connu, et qui attisait sa curiosité au plus haut point.

Figé de terreur, le bipède subissait l’examen du dragon sans bouger rien d’autre que ses yeux, ses longs poils rouges agités par le vent. Baldr était également émerveillé par cette matière souple qui recouvrait son corps et qui n’était pas sa peau. N’ayant de poils que sur leur tête, et sans écailles, leur corps à la peau nue était dénué et protection, et le jeune dragon soupçonnait ces choses de servir à les isoler du froid en toutes circonstances. Comme s’ils emportaient partout avec eux une petite partie de leur abri !

Le jeune dragon examina tout particulièrement les pattes avant du bipède, qui permettaient de faire tant de choses normalement impossibles à cette espèce. Terminées par cinq doigts dénués de griffes, elles ne semblaient pas très puissantes, mais les possibilités qu’elles offraient avaient de quoi interpeller.

Baldr avait réfléchit, pendant ces jours de garde en observation. Leur mode de communication, bien que très particulier, pour ne pas dire étrange, laissait supposer qu’ils n’avaient pas de Voix de l’Essaim comme le Clan. Leurs interactions entre individus se faisaient dans un plan différent, avec un support différent, et pourtant, il ne pouvait s’empêcher de penser, d’espérer, qu’il devait être possible de communiquer avec eux. Une intelligence comme la leur, capable d’une telle inventivité, ne pouvait pas être totalement fermée au monde, et il devait être possible de trouver un moyen pour échanger des informations, même primaires, entre les deux espèces. C’était avec cette idée en tête qu’il avait décidé, en voyant l’un d’entre eux à l’écart du nid, de partir à sa rencontre.

Le bipède ne bougeait pas, et n’essaya pas de s’échapper. Il semblait avoir compris que ce serait vain. Baldr essaya de communiquer avec lui, dirigeant vers lui une pensée simple, mais comme il s’y attendait, cela ne semblait avoir aucun effet. Dans les Clans, la Voix de l’Essaim était le mode de communication le plus évolué, permettant d’échanger des informations, des idées, des concepts, et tout ce qu’il était possible d’échanger pour communiquer. Mais les dragons pouvaient également se transmettre uniquement des sensations, des pensées brutes ou des émotions, d’instinct à instinct en quelque sorte. Cette façon de faire était beaucoup plus primaire, basique, et c’était la façon la plus intime et la plus pure de communiquer, car le mensonge y était impossible. La Voix de l’Essaim était en quelque sorte une évolution, une sophistication, de ce mode d’échange premier, que les jeunes dragons devaient apprendre à maîtriser.

La Voix de L’essaim étant inefficace, Baldr tenta cette autre approche, tentant de faire comprendre au bipède sa curiosité à son égard. Pas plus d’effet que précédemment, ce qui était prévisible. Les membres d’un Clan étaient tous liés entre eux, ce qui leur permettait de communiquer par la Voix de l’Essaim ou son alternative primaire. Mais avec ces bipèdes, aucun lien. Ils étaient des étrangers d’une espèce différente. Baldr en était frustré. Malgré l’intelligence dont ils faisaient montre, leur mode de communication était si différent de celui de ses semblables qu’il aurait aussi bien pu essayer de s’adresser à un rocher.
Il fallait donc essayer autre chose. La solution était de trouver un mode de communication basé sur un support commun aux deux espèces. Et la seule chose que partageaient les deux espèces, c’était ce qu’ils pouvaient voir, entendre et toucher. Gagné par une idée brillante, le jeune dragon détourna son attention du bipède et, d’un bond puissant, il s’envola au dessus des arbres.

Il monta un peu, et tourna quelques secondes pour repérer ce qu’il cherchait. Quelque secondes lui suffirent, la chance était avec lui. Fondant en piqué de l’autre côté de l’avancée de forêt qui grignotait la plaine, il tua sur le coup un gibier qui ne se doutait de rien, plus gros que celui que le bipède avait abandonné. Sa prise dans les serres, il repartit d’où il venait et vit depuis les airs que le bipède était en train de prendre la fuite. Il alla alors se poser tranquillement juste devant pour lui couper la route.

Celui-ci stoppa net sa course et en tomba à la renverse en essayant de repartir en marche arrière, fixant le dragon de ses yeux agrandis par la peur. Alors, comme le bipède l’avait fait précédemment, Baldr déposa sa prise entre eux et recula de deux pas. La créature au poil rouge resta immobile un long moment, regardant tour à tour le dragon et la carcasse qu’il venait de lui offrir.

Le silence chassé par le souffle du vent qui courrait sur la plaine devint pourtant palpable. Les deux créatures se fixèrent du regard un long moment, sans bouger, jaugeant ce que l’une et l’autre pouvait faire. Baldr espéra que la petite créature au poil rouge saurait comprendre la signification de son propre geste que le dragon avait imité. Ne surestimait-il pas cette intelligence qu’il leur prêtait pour avoir créé tous ces objets ? Peut-être avait-il simplement inventé des possibilités illusoires dans l’excitation de la découverte d’une espèce nouvelle tellement atypique.

L’immobile expectative sembla durer une éternité, puis le bipède avança d’un pas prudent. Ce seul geste chassa aussitôt les doutes du dragon, et il fut soudain persuadé d’avoir réussi à établir un contact. Alors il avança d’un pas à son tour, sans brusquerie, de sorte qu’ils étaient tous proches, le petit levant la tête vers l’autre qui le dominait de sa hauteur.

L’odeur de la peur se dissipait.
 

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